Il arrive assez fréquemment que des personnes ayant peu d'affinités ou d'aspiration pour la vie régénérée fassent remarquer qu'elle rend les gens inaptes au travail dans notre monde. On ne peut malheureusement pas nier qu'il y ait du vrai dans cette allégation, bien qu'en réalité la toute première chose requise pour vivre la vie régénérée soit l'obligation de se comporter de façon irréprochable dans les choses matérielles, car à moins d'être fidèle dans les petites choses, comment peut-on s'attendre à se voir confier de plus grandes responsabilités? C'est pourquoi nous avons pensé qu'il était indiqué de consacrer une leçon à l'étude de quelques-unes des choses qui jouent le rôle de pierres d'achoppement dans la vie de l'aspirant.
Dans la parabole des conviés (Luc 14:16-24), on nous dit que les invitations au festin ont été refusées sous différents prétextes. Chacun avait une préoccupation matérielle; acheter, vendre, se marier, qui l'empêchait de s'occuper des choses spirituelles; et l'on peut dire que ces exemples représentent la majeure partie de l'humanité actuelle, trop absorbée par les soucis terrestres pour consacrer, fût-ce une seule pensée à des aspirations élevées. Mais il en est d'autres qui, après leur premier contact avec les enseignement supérieurs,
s'enthousiasment au point d'être prêts à abandonner tout travail dans le monde, à répudier toute obligation, pour consacrer leur temps à ce qu'ils se plaisent à appeler "aider l'humanité".Ils n'auront pas de peine à admettre qu'il faut du temps pour apprendre le métier d'horloger, cordonnier, ingénieur ou musicien, et ils n'auraient jamais l'idée d'abandonner leur situation matérielle pour s'établir comme cordonnier, horloger ou professeur de musique, simplement par enthousiasme ou inclination pour une telle vocation. Ils sauraient qu'à défaut de la préparation et de la formation nécessaires, ils iraient au-devant d'un échec; et pourtant ils s'imaginent que leur enthousiasme pour les enseignements supérieurs les rend immédiatement prêts à quitter leur travail en ce monde pour consacrer tout leur temps à un service semblable, quoique d'un degré inférieur, à celui rendu par le Christ au cours de son ministère.
L'un d'eux nous écrit ce qui suit: "J'ai renoncé à manger de la viande et j'aspire à vivre comme un ascète, loin des bruits du monde qui me donnent sur les nerfs. Je voudrais faire don de ma vie à l'humanité". Un autre: "Je désire vivre la vie spirituelle, mais j'ai une femme qui a besoin de mes soins et de mon soutien. Croyez-vous que j'aurais le droit de la quitter pour aider mon prochain?" Un autre encore: "Je suis employé dans une affaire tout ce qu'il y a de moins spirituelle; chaque jour je dois faire des choses contraires à ma nature supérieure, mais j'ai une fille qui dépend de moi pour ses études. Que faut-il faire: continuer ou abandonner?" On nous soumet naturellement beaucoup d'autres problèmes, mais ceux qui précèdent sont de bons exemples, car ils sont représentatifs d'une certaine classe de gens qui sont prêts, au moindre mot d'encouragement, à renoncer au monde et à "partir à l'assaut de la montagne" dans l'idée qu'il va immédiatement leur pousser des ailes. Si les gens de cette catégorie ont des liens familiaux, ils les briseront sans scrupule et sans un instant de réflexion.
Une autre classe de gens accepte certaines obligations, mais on pourrait aisément les convaincre de les
répudier pour pouvoir vivre ce qu'ils appellent la "vie spirituelle". Il est indéniable que ceux qui entretiennent de tels sentiments, qui perdent à la fois leur esprit d'initiative et leur désir de travailler dans ce monde, qui négligent leurs devoirs, méritent les reproches de leur entourage.
Mais, comme nous l'avons déjà dit, une telle conduite, basée sur une mauvaise interprétation des enseignements supérieurs, n'est nullement encouragée par la Bible ou par les Frères Aînés.
Ceux qui, par compassion pour les animaux et pour leur éviter des souffrances, cessent de se nourrir de viande, accomplissent un pas dans la bonne direction. Beaucoup de personnes s'abstiennent d'en manger pour raisons de santé, mais comme leur motif est égoïste, ce sacrifice ne comporte aucun mérite. Si l'aspirant à la vie supérieure se sent poussé à s'abstenir de viande parce qu'il comprend que l'influence purificatrice d'un régime végétarien sur l'organisme le rapprochera du but en rendant son corps plus sensible aux vibrations spirituelles, cela n'est pas réellement méritoire non plus. Il est vrai que celui qui s'abstient de viande en retirera un réel bien-être; et celui qui s'en abstient pour rendre son corps plus sensible en recevra aussi sa compensation de cette manière, mais au point de vue spirituel, ni l'un ni l'autre n'en retirera un grand avantage. En revanche, quiconque s'abstient de viande parce qu'il se rend compte que la vie divine réside en tout animal comme elle réside en lui; qu'en dernière analyse Dieu ressent toute souffrance ressentie par l'animal, que "tu ne tueras point" est une loi divine et qu'il doit s'abstenir par compassion, celui-là ne retirera pas seulement l'avantage d'une santé meilleure et d'un corps plus sensible aux influences spirituelles, car le motif qui le pousse lui vaut une compensation sous forme de croissance de l'âme infiniment plus précieuse que toute autre considération. C'est pourquoi nous dirons: abstenez-vous de viande, mais ne manquez pas d'y être poussé par le bon motif spirituel , sinon cela ne changera rien à la croissance de votre âme.
L'enthousiaste qui nous dit qu'il désire se retirer du monde et du bruit qui lui donne sur les nerfs, pour devenir ascète, se fait vraiment une curieuse idée de la manière de rendre service. La raison pour laquelle nous sommes dans ce monde est le fait d'acquérir de l'expérience, laquelle se transmue ensuite en croissance de l'âme. Si un diamant brut était mis de côté dans un tiroir pendant des années, il ne changerait pas, mais si le lapidaire le met en contact avec la meule, le dur grincement enlève jusqu'à la dernière particule de sa grossière enveloppe et en fait un bijou splendide et lumineux. Chacun de nous est un diamant brut; et Dieu, le grand Lapidaire, utilise le monde comme une meule qui gratte notre enveloppe grossière et laide pour permettre à notre moi spirituel de rayonner et de devenir lumineux. Le Christ était un exemple vivant de ce principe. Il ne s'est pas retiré des centres de la civilisation, mais il allait constamment vers les malades et les indigents, enseignant, guérissant et aidant jusqu'à ce que cette admirable vie de service ait rendu son corps lumineux sur la Montagne de la Transfiguration. Ayant parcouru le Sentier, il exhortait ses disciples à être "dans le monde, mais non du monde" (Jean 17:14 et 16) et telle est la grande leçon que tout aspirant doit apprendre.
C'est une chose de s'en aller dans les montagnes et de rester calme là où personne ne vient nous contredire ou nous donner sur les nerfs; c'en est une autre de persévérer dans nos aspirations spirituelles et de conserver notre équilibre lorsque tout nous agace, mais en suivant cette voie, nous développons une maîtrise de nous-mêmes qu'il n'est pas possible d'acquérir d'une autre manière.
Pourtant, même si nous avons soin de bien apprêter notre nourriture et de nous abstenir de viande ou de nous garder de certaines influences extérieures qui pourraient nous souiller; même si nous désirons nous retirer dans les montagnes pour fuir les bassesses de la vie urbaine; même is nous voulions nous débarrasser de tout ce qui, extérieurement, pourrait devenir une pierre d'achoppement pour nos progrès, qu'en est-il des
influences provenant de l'intérieur , des pensées que nous entretenons dans notre mental, et de notre nourriture intellectuelle? En admettant qu'il soit possible de nourrir nos corps de nectar et d'ambroisie - la nourriture éthérée des dieux - à quoi bon, si notre mental est un charnier plein de viles pensées? Cela ne nous ferait pas avancer d'un pas, car alors nous serions comparables à ces sépulcres blanchis dont parle l'Evangile, beaux à voir extérieurement, mais dont l'intérieur est rempli d'une odeur nauséabonde (Matthieu 23:27-28). Cette déviation mentale pourra être entretenue tout aussi facilement - et peut-être même plus aisément - dans la solitude des montagnes ou dans une prétendue retraite spirituelle, qu'à la ville où nous sommes occupés par notre travail professionnel. Il est bien vrai, le proverbe qui dit que "l'oisiveté est la mère de tous les vices"; et le moyen le plus sûr d'arriver à la pureté est d'occuper sans cesse le mental, en guidant nos désirs, nos sentiments et nos émotions vers les problèmes pratiques de la vie et de travailler, chacun dans son propre milieu, à rechercher les malheureux et les nécessiteux pour leur apporter l'aide que leur cas requiert et mérite. Ceux qui n'ont pas de liens familiaux auront tout avantage à nouer des liens d'amitié et d'affection avec ceux qui en sont dépourvus.
Ou bien est-ce un parent - épouse, fille, mari ou autre - qui requiert nos soins? En ce cas, rappelons-nous les paroles du Christ; "Qui sont ma mère et mes frères?" et sa réponse: "Ceux qui font la volonté de mon Père". Ces paroles ont été mal interprétées par certains, qui pensaient que le Christ répudiait sa propre famille pour sa famille spirituelle, mais nous n'avons qu'à nous rappeler qu'aux derniers moments de sa vie terrestre, il a appelé le disciple qu'il aimait et l'a présenté à sa mère, l'offrant à elle comme son fils et demandant au disciple de prendre soin de sa mère. L'amour est la force unificatrice de la vie; et selon les enseignements les plus élevés, nous avons l'obligation d'aimer nos parents, mais aussi d'étendre les limites de notre nature aimante au point d'y inclure tout le monde. Il est bien d'aimer ses parents, mais nous devrions apprendre à
aimer les mères et pères soeurs et frères des autres, car la fraternité universelle ne pourra jamais s'instaurer tant que notre amour se limitera à la famille: il doit inclure tous les autres être humains.
Parmi les disciples du Christ, il en était un qu'il aimait particulièrement. Suivant son exemple, nous pouvons affectionner spécialement telles ou telles personnes, quoique nous devions aimer chacun et faire du bien même à ceux qui nous maltraitent. Ce sont là des idéaux élevés, difficiles à réaliser à notre degré actuel de développement; mais de même que le marin dirige son bateau en se guidant sur une étoile et atteint sa destination, quoique jamais l'étoile elle-même; ainsi, en adoptant des idéaux très élevés, nous vivrons des vies meilleures et plus nobles qu'en l'absence d'une telle aspiration. Avec le temps et au moyen de nombreuses vies, nous atteindrons finalement cet idéal, car la divinité qui est en nous le demande impérieusement.
Finalement, pour résumer ce qui vient d'être dit, peu importe notre rang social, qu'il soit supérieur ou inférieur. Notre milieu actuel, avec ses occasions et ses limitations, est celui qui convient à nos besoins individuels, tels qu'ils sont déterminés par les destinées que nous avons nous-mêmes créées au cours de nos eixstences précédentes. Par conséquent, il contient pour nous la leçon que nous devons apprendre pour progresser convenablement. Si nous avons une épouse, une fille ou d'autres relations familiales qui nous lient à ce milieu, il faut les considérer comme faisant partie de ce à quoi nous devons nous attendre; et en accomplissant notre devoir à leur égard, nous apprendrons la leçon voulue. Si ces personnes sont opposées à nos enseignements, si elles n'ont aucune sympathie pour nos aspirations, si nous sommes forcés, à cause d'elles, de conserver un emploi et de faire des choses qui nous déplaisent, c'est parce que ces situations doivent nous apprendre quelque chose et que, pour l'aspirant sincère, la meilleure solution d'un tel problème
est de faire résolument face à ces conditions, en vue de découvrir ce qui est réellement attendu de lui. Il est possible que ce soit loin d'être facile; il faudra peut-être des semaines, des mois ou des années pour résoudre le problème, mais si l'aspirant veut bien, dans un esprit de prière, persévérer dans cette tâche, il peut être assuré qu'un jour la lumière se fera. Alors il verra ce qui lui est demandé et pourquoi ces conditions lui ont été imposées. A ce moment, ayant appris sa leçon ou trouvé quel en était l'objet, il va - si son attitude est la bonne - supporter, avec l'aide de la prière, son fardeau, sachant qu'il est sur la bonne voie. En effet, il peut être absolument certain que, dès que la leçon de ce milieu aura été apprise, une nouvelle voie s'ouvrira devant lui, qui lui montrera le prochain pas à franchir sur le sentier du progrès. Ainsi, les "pierres d'achoppement" se transformeront en "marchepied", chose qui ne se serait jamais produite s'il avait pris la fuite à cause d'elles. A ce propos, nous aimerions vous citer ce beau petit poème:
Ne perdons pas notre temps à soupirer
Après des choses extraordinaires mais impossibles.
N'attendons pas en rêvant
Qu'il nous pousse des ailes d'ange.
Ne dédaignons pas d'être une humble chandelle,
Car chacun ne peut être une étoile,
Mais éclairons quelque coin obscur
En brillant juste là où nous sommes.
L'humble lumignon a son office
Tout comme le radieux soleil;
Et la plus humble action est ennoblie
Lorsqu'elle est dignement accomplie.
Nous pouvons ne jamais être appelé
A illuminer de lontaines régions obscures,
Aussi remplissons notre mission journalière
En brillant juste là où nous sommes.