L'IMITATION DE JESUS CHRIST

 

LIVRE

Je Te rends grâce, Père, Seigneur des Cieux et de la Terre, d'avoir caché ces choses aux savants et aux prudents et de les avoir révélées aux tout petits. Oui, Père, car tel a été Ton bon plaisir.

(Matth., XI, 25-26 ; Luc., X, 21)

[9]

Introduction . Le sens mystique dans l'Imitation

"C'est cette faveur mystique et secrète que nul ne connaît s'il ne  la  reçoit,  que nul  ne  reçoit  s'il  ne  la  désire  et  que  nul  ne désire  si  ce  n'est  celui  qui  est  enflammé  jusqu'au  fond  des entrailles  par  le  feu  du  Saint-Esprit  que  Jésus-Christ  a  porté sur cette terre."

Saint Bonaventure, Itinéraire de l'âme à Dieu (chap. VII)

Depuis  bientôt  cinq  siècles,  tous  les  traducteurs  ou  théologiens,  qui  ont traité  de  l'Imitation  du  Christ  (De  Imitatione  Christi),  citent  à  l'envi  cette phrase de Sénèque, que l'auteur nous offre dès son chapitre V : "Ne recherche pas qui a dit cela, mais prends garde à ce qui est dit." Et, depuis cinq siècles également, ils se sont querellés sur le nom de l'auteur ou sa nationalité... tandis que le sens mystique dans l'Imitation n'a point été mis en clair.

Au  lieu  de  s'évertuer  à  démontrer  que  l'auteur  se  cachait  par  humilité,  le don de sagesse aurait dû conduire à penser que s'il y a quelque chose de caché, et  devant  être  explicité,  c'est  dans  "ce  qui  est  dit" :  quid dicatur.  C'est  vers l'intérieur et non vers l'extérieur qu'il faut se tourner.

Bien plus, ce qui intéresse le lecteur, cherchant le contact avec Dieu, c'est non seulement l'intention de l'écrivain, utilisant des paroles de l'Ecriture ou des exclamations de mystiques . dont il ne mesure pas toujours le sens spirituel, le sens lourd d'amour . mais ce que le Saint-Esprit lui a fait dire, effectivement,

aux âmes ouvertes au langage surnaturel. [10]

Divorce entre ascétique et mystique

Avant  la  Réforme  et  la  Contre-Réforme,  il  existait  une  authentique tradition  mystique,  ou  mieux  d'ascèse  mystique, c'est-à-dire  d'ouverture progressive à la charité infuse : elle visait à rectifier, avant tout, les puissances

supérieures : mémoire,  intelligence,  volonté,  seules  capables  de  recevoir  des habitus surnaturels permanents pour l'exercice des vertus infuses.

L'humanisme  de  la  Renaissance,  se  répercutant  sur  la  vie  spirituelle, n'avait point encore conduit à un premier divorce : celui de l'ascétique et de la mystique 7,  puis  à  un  véritable  "ascéticisme"  se  développant  à  l'écart  des douces motions des dons du Saint-Esprit 8.

Les sources de l'Imitation

"Ce qui est dit" nous ramène, en premier lieu, au confluent de la mystique rhénane  spéculative  et  des  courants  flamands  de  mystique  affective  et  de dévotion sensible.

Il  est  hors  de  doute  que  l'auteur  n'était  pas  sans  connaître  la  doctrine  de Maître Eckhart... et qu'il s'en méfiait. "Que te sert de discuter avec hauteur sur la Trinité si, par manque d'humilité, tu déplais à la Trinité ?" (Op. I, chap. V)

Les  erreurs  de  ce maître  germanique  ne  provenaient-elles  pas  de  l'enflure  de son vocabulaire ? S'il fut de bonne foi (et il l'a prouvé), quel mal n'a-t-il point fait  à  la  primauté  d'ordre  de  l'intelligence  en  voulant  exprimer  de  façon "superessentielle" ce que saint Thomas d'Aquin, un siècle avant lui, avait dit en toute simplicité et limpidité.

Quelle différence entre la luminosité de la Somme et le lexique brumeux, par  agglutination,  des mystiques  [14]  du  Nord,  en  général !  Mais  par  contre, quelle simplicité, quelle cordialité dans leur mise en commun des expériences, quelle confiance en l'appel général de tous à la vie de perfection ! trouver l'exposé  complet  des  états mystiques  les  plus  élevés,  sinon  dans  des  sermons comme ceux du strasbourgeois Jean Tauler ?

L'influence des dominicains rhénans est forte. Celle du bienheureux Henri Suso . plus passionné . est nette mais très tempérée. Dans le Livre III [Op. IV] par exemple, l'auteur s'en inspire avec discrétion ; il retouche et atténue ce que Suso a de mordant. Dans le Livre IV [Op. III], il le suit de plus près et "tout se passe comme si l'auteur avait relu L'Horloge de la Sagesse peu de temps avant de  rédiger 9".  Celle  du  bienheureux  Tauler  .  "le  docteur  illuminé"  est  plus secrète.

Si  l'auteur  est  bien  Thomas  a  Kempis,  lui-même,  dans  son  Soliloque  de l'âme 18 (de la même veine que l'Imitation), nous invite à découvrir, à expliciter le sens secret.

La Vierge confit à son disciple Jean :

Quant  aux  mystiques  restés  dans  l'authentique  tradition  de  la  Nuée obscure,  il  a  semblé  qu'il  n'y  avait  plus  place  pour  eux  au milieu  de  tous  ces divorces ; alors que, jadis, Marie, modèle de l'Eglise . fut confiée à Jean, le théologue mystique, qu'elle instruisit comme le plus aimé de ses fils.

En  notre  ère mariale,  seule  cette  théologie mystique  permettra  d'achever l'explicitation dogmatique des écritures. Pour prendre un exemple, comprendre que Marie est co-Rédemptrice (comme Fille),  Médiatrice  (comme  Mère), Avocate  (comme  épouse),  "les  Trois  en  une  seule  Pensée",  dépasse  de beaucoup  les  possibilités  limitées  de  la  raison  droite .

L'autographe de Thomas a Kempis

Depuis  notre  première  traduction  révélant  le  sens  mystique  dans l'Imitation,  l'identification  définitive  de  son  auteur  a  constitué  une  précieuse confirmation  de  ce  sens.  Un  conservateur  à  la  Bibliothèque  Royale  de Belgique, M. L. M. J. Delaissé, a publié l'édition diplomatique du Bruxellensis 5855-61. C'est le manuscrit de Thomas a Kempis, finis et completus, en 1441 déjà  fort  [40]  connu 36, mais  dont  l'examen  archéologique  approfondi  n'avait point encore été effectué 37.

S'agit-il de "la copie d'un modèle ou d'un manuscrit  d'auteur reflétant les diverses  étapes  de  la  composition  de  son  eouvre" ?  Nous  allons  résumer brièvement  les  minutieuses  analyses  du  conservateur  en  lui  laissant  le  plus souvent la parole.

Le Codex Bruxellensis

Le Codex Bruxellensis est un petit volume de 193 feuillets, de dimension moyenne,  130  ×  70  mm,  et  composé  de  223  cahiers  de  papier  comportant jusqu'à  sept  filigranes  différents,  ce  qui  révèle  "un  premier  manque d'homogénéité absolument anormal". D'ailleurs, les "talons" apparaissant dans le  corps  des  23  cahiers,  donc  dans  le  texte,  "sont  des  signes  indiscutables  de remaniements 38.

Ce  manuscrit  renferme  treize  opuscules  dont  le  premier  et  le  second correspondent  bien  aux  Livres  I  et  II  des  éditions  courantes  de  l'Imitation.

Cependant,  celles-ci  ont  interverti  les  deux  derniers  opuscules.  L'opuscule  III est devenu Livre IV de l'Imitation, et l'opuscule IV (traité de beaucoup le plus important puisqu'il comprend 8 cahiers) a été placé comme IIIe Livre.

Les neuf derniers opuscules ont apparu jusqu'ici comme extérieurs à notre objet. Il n'en est rien ; l'un d'eux, l'opuscule XII, qui remplit tout un cahier et s'intitule De elevatione mentis, commence par ces mots clefs : "Vacate et videte quoniam ego sum Deus 39". Il va nous intéresser tout spécialement.

Sa familiarité avec Jésus

Dans l'Op. II, notre maître des novices est plus hardi, c'est dès le premier chapitre (verset 32), qu'il soupire : "Si une seule fois tu étais entré parfaitement dans l'intimité de Jésus..." qui évoque les expressions assurées de Mère Thérèse parlant de la première réception de la Grâce d'union pleine des 5es Demeures.

Et son ton change, il ne parle plus du Christ, comme au groupe des versets précédents  (26  à  31) mais  de  Jésus  ce  qui  révèle  toujours  une  expérience personnelle intime.

Chapitre I . De l'imitation du Christ et du mépris de toutes les vanités du monde

I    1  "Qui me suit ne marche pas dans les ténèbres" 122, dit le Seigneur.

2  Telles  sont  les  paroles  d'avertissement  du  Christ.  Si  vraiment  nous voulons  la  Lumière 123,  être  délivrés  de  toute  cécité  du  coeur 124,  il  nous  faut aller jusqu'à imiter Sa vie et Sa conduite.

3  Par-dessus  tout,  nous  devons  nous  appliquer  à  reproduire 125 la vie de Jésus-Christ.

II    4  La  doctrine  du  Christ  surpasse  toutes  celles  des  saints.  Qui  posséderait Son Esprit, y trouverait la manne cachée 126.

5  Cependant,  ils  sont  nombreux  ceux  qui  entendent  fréquemment l'évangile, mais ne ressentent que de pauvres désirs, parce qu'ils ne demeurent pas dans l'Esprit du Christ 127.

6  Qui  veut  pénétrer  les  paroles  du  Christ,  les  pleinement  goûter,  doit s'appliquer à conformer toute sa vie à la Sienne.

III    7  Que  te  sert  de  discuter  avec  hauteur  sur  la  Trinité,  si,  par  manque d'humilité, tu déplais à la Trinité ? [124]

8  En vérité, les grands mots ne rendent ni saint, ni juste, mais la vertu dans la vie rend, à coup sûr, ami de Dieu.

9  Il  vaut  bien  mieux  ressentir  la  componction 128  que  d'en  connaître  la définition.

10  Quand  tu  connaîtrais  toute  la  lettre  de  la  Bible 129  et  tous  les  dits  des philosophes,  en  quoi  cela  t'avancerait-il,  sans  l'Amour  de  Dieu  et  sans  Sa Grâce ?

11  "Vanité des vanités, tout n'est que vanité", hors aimer Dieu et le servir,

Lui seul 130.

12  La  souveraine  sagesse,  c'est,  par  le  mépris  du  monde,  de  viser  au Royaume du Ciel.

IV   13  Vanité donc, de rechercher des richesses périssables et de compter sur elles.

14  Vanité,  aussi,  de  courir  après  les  honneurs  et  de  se  pousser  aux premières places.                               

15  Vanité de suivre les désirs de la chair 131 132 et de convoiter ce qui, plus tard, est cause de punitions rigoureuses.

16  Vanité  de  préférer  une  longue  vie,  et  de  se  soucier  peu  d'une  vie  de bien.

17  Vanité  de  tout  attendre  de  la  vie  présente,  et  de  ne  pas  prévoir  les choses à venir.

18  Vanité d'affectionner ce qui passe à toute allure, et  de ne pas se hâter vers les demeures de la joie éternelle.

V   19  Souviens-toi souvent de cette parole : il n'est pas rassasié de voir, ni l'oreille d'entendre 133. [125]

20  Travaille donc à retirer 134 ton coeur de l'amour des choses visibles et à te porter vers les invisibles.

21  Car ceux qui suivent l'attrait du sensible 135 souillent leur conscience et perdent la grâce de Dieu.

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Chapitre III . De l'enseignement par la vérité

Voir note 143

I   1  Heureux celui que la Vérité instruit par Elle-même, non par des figures et des mots qui passent 144, mais en se révélant telle qu'Elle demeure.

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