LES ROSE-CROIX

SÉDIR

Bibliothèque des "Amitiés Spirituelles "

5, rue de Savoie, Paris, VIe

Texte copié à partir du site de Mr. Roland Soyer sur livres-mystiques.com

avec son aimable autorisation


TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION .......................................................... 5

CHAPITRES

-I. - La Rose-Croix .................................... 11

- II. - Les Rose-Croix............................. 21.

- III. - Les Précurseurs.........................27

- IV. - Symbolisme de la Rose-Croix

Règles de l'Ordre ............................... 37

- V. - Les documents fondamentaux ........... 47

- VI. - La manifestation rosicrucienne au XVIIe siècle................................. 59

- VII. - Les manifestations rosicruciennes du XIIe siècle à nos jours......... 73

- VIII. - De l'initiation rosicrucienne .......... 81

- IX. - Théologie ........................................ 105

- X. - Cosmologie ...................................... 115

- XI. - Sociologie ....................................... 121

- XII - Alchimie ..........................................129

- XIII - La Rose-Croix essentielle ..........147

- XIV - Comment devenir initiable à la Fraternité des Rose-Croix ...............159

RÉFÉRENCES DES OUVRAGES CITÉS .............. 165

INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES ................. 174


5

INTRODUCTION

 

Peu de temps après que le nom de "Rose-Croix" a été connu pour la première fois dans l'Europe occidentale, au commencement du XVIIe siècle, le public et les savants se sont divisés à ce sujet, les uns saluant les Rose-Croix comme des envoyés de Dieu, d'autres considérant leur histoire comme un roman sorti de l'imagination de Jean-Valentin Andrea.

Nous évoquerons, dans les premiers chapitres de ce livre, les polémiques auxquelles donna lieu l'apparition des plus anciens documents rosicruciens (*). Il faut d'autre part souligner que les plus éminents défenseurs des Rose-Croix affirment qu'ils ne sont pas eux-mêmes des Frères Rose-Croix, qu'ils ne sont pas dignes de faire partie de la Fraternité, même qu'ils n'ont jamais rencontré de Frères - et que beaucoup se sont donnés comme Rose-Croix qui ne l'ont jamais été.

Il importe de donner à cette déclaration l'importance qu'elle a réellement. Les membres des groupes initiatiques ont toujours été tenus de ne pas dévoiler leur affiliation, même de la nier s'ils étaient interrogés à ce sujet par des profanes. Les anciens écrivains rosicruciens ont très bien pu adopter cette discipline du silence en un temps où, si l'on ne dressait plus de bûchers, la pensée était loin d'être libre ; soit parce que vraiment ils n'appartenaient pas à la Fraternité, soit parce que, lui appartenant, ils ne voulaient pas le faire savoir. Une chose est toutefois certaine, c'est qu'ils ont parlé, écrit en son nom.

Cependant, bien des historiens - et jusqu'à l'époque contemporaine - ont pris à la lettre les affirmations des anciens écrivains rosicruciens et, se basant sur elles, ont prétendu que la Rose-Croix n'a jamais existé.

Quant à nous, nous pensons que l'homme ne peut pas créer ce qui n'existe pas quelque part et que l'imagination est

 

(*) Chap, V : Les Documents fondamentaux. Vide infra, p. 47.

 


6

impuissante à faire naître l'illusion. La perception n'a jamais lieu sans qu'il se trouve préalablement une réalité objective à percevoir. Toute forme existant sur le plan physique n'est que l'enveloppe du type essentiel de cette forme, car rien n'a lieu dans le visible qui ne se rencontre déjà dans l'invisible ; et tout être - homme, animal, végétal, minéral -, une passion, une idée, une maladie, un événement, une entreprise, une assemblée, une science, un art, une mort, une catastrophe est un être vivant dans une région de l'au-delà.

Un écrivain, un philosophe, un artiste, un inventeur ne créent pas ; ils donnent un corps à une oeuvre préexistant dans l'invisible. Le savant qui a trouvé une formule mathématique selon laquelle s'opère une nouvelle application de la chaleur, de l'électricité, de la lumière, ne doit pas s'imaginer que la découverte est liée à sa formule ; en réalité le véritable facteur de l'invention est la somme accumulée des efforts accomplis par les ancêtres pour obtenir ce même résultat tandis qu'ils ne possédaient pas l'invention nouvelle (*) .

Quant à la réalisation de l'oeuvre nouvellement mise à jour production littéraire, artistique, technique, si haute soft-elle, si parfaite qu'elle puisse paraître, elle ne sera jamais que l'ombre d'une réalité bien plus splendide ; au reste, cette réalisation ellemême est fonction à la fois de l'union de l'ouvrier avec l'entité spirituelle qu'il interprète et de ses propres possibilités d'expression. De leur côté, le lecteur, le spectateur, l'utilïsateur sont mis en rapport avec cette même entité invisible par le moyen du livre, de l'oeuvre d'art ou de l'instrument, et l'accord qui en résulte dépend du degré d'harmo~ nie où leur pensée, leur sensibilité se trouvent avec cette entité.

Parmi les millions d'êtres qui vivent dans l'invisible, l'ensemble de ceux qui sont unis au Christ, qui sont Ses serviteurs fidèles constitue une armée. Les Rose-Croix sont une des cohortes de cette armée. Lorsqu'ils trouvent sur la terre des créatures réceptives et que les circonstances sont propices, ils les inspirent, et cellesci reproduisent à la mesure de leur amour et de leur humilité les inspirations qu'elles reçoivent.

 

(*) "C'est l'effort des générations qui ont marché et trainé des fardeaux sur les routes qui permet aujourd'hui 1'existence des chemins de fer."


7

Les écrivains rosicruciens, dans la proportion où ils incarnent le message de ceux au nom desquels ils écrivent, sont vraiment la manifestation visible de l'invisible Fraternité des Rose-Croix.

***

On ne trouve nulle part d'étude complète sur la Fraternité mystérieuse de la Rose-Croix. Ceux qui en parlent au XVIIe siècle le font dans un style trop allégorique pour être compréhensible ; au XVIIIe siècle, on méconnaît ces adeptes en abusant du prestige de leur légende ; au XIXe siècle, des érudits, comme Buhle (*) , ou des occultistes, comme les écrivains anglais récents, n'ont su ou voulu présenter qu'un côté de la question.

Semler (**) les a étudiés avec l'intérêt d'un sociologue et d'un curieux de la Nature ; il était bon chrétien et tenait l'alchimie pour une science respectable et pleine de découvertes utiles. Buhle ne s'est intéressé aux Rose-Croix qu'en simple érudit. Il pense que Francs-Maçons et Rose-Croix ne faisaient qu'un à l'origine, et qu'ils se sont disjoints pour propager, quant aux premiers, les idées philosophiques, la philanthropie, la liberté religieuse, le cosmopolitisme ; quant aux seconds, pour continuer les rêveries kabbalistiques, alchimiques et magiques de leurs prédécesseurs.

Mais ceci n'a jamais constitué que l'extérieur, même le prétexte de leur activité. En réalité, leurs caractères furent celui de gardiens de la Tradition ; celui d'interprètes de la lumière des Évangiles; ; celui de médecins des corps, des âmes et des sociétés ; celui enfin d'éclaireurs, d'annonciateurs de la venue du Saint-Esprit.

Vous imaginez-vous, dit Mejnour, dans Zanoni, qu'il n'y avait aucune association mystique et solennelle d'hommes cherchant un même but par les mêmes moyens, avant que les Arabes de Damas, en 1378, eussent enseigné à un voyageur

 

(*) JOHANN GOTTLIEB BUHLE : Ueber den Ursprung and die vornehmsten Schicksale der Orden der Rosenkreuzer and Freymaurer. Gottingen (J. F. Röwer), 1804.

(**) JOHANN SALOMO SEMLER : Unparteische Samlungen zur Historie der Rosenkreuzer, 3 parties, Leipzig (G. E. Beer) , 1786-1788.


8

germain les secrets qui servirent de fondement à l'Institut des Rose-Croix ? » (*) .

Hargrave Jennings a écrit une belle page sur le caractère des Rose-Croix considérés en tant qu'adeptes de l'antique et vénérable magie.

"Leur existence, dit-il, quoique historiquement incertaine, est entourée d'un tel prestige qu'elle emporte de force l'assentiment et conquiert l'admiration. Ils parlent de l'humanité comme infiniment au-dessous d'eux ; leur fierté est grande, quoique leur extérieur soit modeste. Ils aiment la pauvreté et déclarent qu'elle est pour eux une obligation, quoiqu'ils puissent disposer d'immenses richesses. Ils se refusent aux affections humaines ou ne s'y soumettent que comme à des obligations de convenance que nécessite leur séjour dans le monde. lls se comportent très courtoisement dans la société des femmes, quoiqu'ils soient incapables de tendresse et qu'ils les considèrent comme des êtres inférieurs. lls sont simples et déférents à l'extérieur, mais leur confiance en eux-mêmes, qui gonfle leurs coeurs, ne cesse de rayonner qu'en face de l'infini des cieux. Ce sont les gens les plus sincères du monde, mais le granit est tendre en comparaison de leur impénétrabilité. Auprès de ces adeptes, les monarques sont pauvres ; à côté de ces théosophes, les plus savants sont stupides ; ils ne font jamais un pas vers la réputation, parce qu'ils la dédaignent ; et, s'ils deviennent célèbres, c'est comme malgré eux ; ils ne recherchent pas les honneurs, parce qu'aucune gloire humaine n'est convenable pour eux. Leur grand désir est de se promener incognito à travers le monde ; ainsi ils sont négatifs devant l'humanité, et positifs envers toutes les autres choses ; auto-entrainés, auto-illuminés, eux-mêmes en tout, mais prêts à bien faire autant qu'il est possible.

"Quelle mesure peut être appliquée à cette immense exaltation ? Les concepts critiques s'évanouissent en face d'elle. L'état de ces philosophes est le sublime ou l'absurde. Ne pouvant comprendre ni leur âme ni leur but, le monde déclare que l'un et l'autre sont futiles. Cependant les traités de ces écrivains profonds abondent en discours subtils sur les sujets les plus arides et contiennent des pages magnifiques sur tous les sujets : sur les métaux, sur la médecine, sur les

 

(*) SIR EDWARD BULWER LYTTON : Zanoni, traduction P. Lorain. Paris (Hachette), 1882.


9

propriétés des simples, sur la théologie et l'ontologie ; dans toutes ces matières ils élargissent à l'infini l'horizon intellectuel » (*).

Cette esquisse, dessinée de main de maître, ne montre cependant qu'un des aspects du type initiatique de la Rose-Croix. L'homme est ainsi fait, le plus sage même et le plus savant, qu'il emploie toujours, pour réaliser son idéal, les moyens diamétralement opposés à cet idéal. L'idéal du chrétien est la douceur et l'amour ; aussi nulle religion n'a verséle sang avec plus d'abondance, nulle n'est plus dure envers l'amour. L'idéal du bouddhiste est l'immutabilité froide et adamantine du Nirvâna ; aussi est-il doux et humble comme un agneau. L'initiation antique, la magie faisait de ces hommes semblables au type décrit plus haut, au maître Janus d'Axël ; son symbole est la fleur de beauté, la rose. La véritable initiation évangélique, si peu connue après dix-neuf siècles qu'à peine cent personnes la suivent en Europe, cette doctrine d'immolation constante, dont le fidèle marche comme ivre d'amour parmi les malades, les pauvres, les désespérés, a pour hiéroglyphe la croix froide et nue. La réunion des deux symboles est la rose crucifère.

Telles sont les idées que nous voudrions exposer à nouveau et développer. Sans être certain de réussir dans cette tâche, à cause de la faiblesse de nos capacités et d'une discrétion que nous imposent non pas des serments, mais des motifs de haute convenance, nous l'avons tout de même entreprise avec quelque témérité. Remercions ici ceux qui nous en ont fourni les matériaux : les patients érudits des siècles passés ; et les contemporains qui, avec un désintéressement fraternel, nous ont fait part du fruit de leurs conquêtes, comme le Dr Marc Haven, à qui nous devons tout le côté archéologique et bibliographique de ce livre ; comme l'adepte qui se dissimule sous le pseudonyme de Jacob. Rendons enfin un hommage pieux à ces flambeaux par qui quelques lumières de l'Esprit sont descendues jusqu'à nous, à nos maîtres morts, à notre Maitre toujours vivant.

 

(*) HARGRAVE JENNINGS : The Rosicrucians, their rites and mysteries. Londres (John Camden Hotten), 1870.

Afin d'alléger le texte, nous avons reporté à la fin du volume les indications bibliographiques qui auraient trouvé leur place normale au bas des pages. Et nous avons ajouté quelques titres d'ouvrages, à l'intention de ceux qui désireraient pousser plus avant leur étude de ce sujet.


11

CHAPITRE PREMIER

LA ROSE-CROIX

 

La Rose-Croix est l'une des manifestations de la Providence de Dieu.

Un même principe régit le cosmos, les individus et les collectivités. Dieu a donné au grand Tout des règles et des lois et, aux êtres qui peuplent l'univers, Il a donné le libre arbitre. Lorsqu'une de ces lois est enfreinte, un régulateur vient alors, porteur non pas d'un jugement mais d'une espérance ; sa fonction est de rétablir l'équilibre. Tel est le rôle des comètes.

Celles-ci suivent dans l'espace un circuit déterminé. Elles ne reviennent jamais par le même chemin. Quand l'une a accompli sa mission, elle disparaît, et une autre vient, qui reprend le chemin au point où la première l'avait laissé.

Voici maintenant l'origine des races humaines.

A un moment donné Dieu a envoyé une partie des anges dans le Créé pour y acquérir la connaissance. Cette descente dans le relatif, certaines théologies l'appellent la chute. Mais il n'y a pas eu de chute, au sens éthique du mot. La seule chute, c'est lorsque nous commettons une faute.

Toutefois il est bien certain que les créatures lancées dans le relatif seraient dans l'impossibilité de remonter vers l'Absolu - ce qui est la raison d'être et le but de leur existence - si le Père ne leur donnait tout ce qui leur est nécessaire pour gravir ce « chemin du retour ».

Les chemins sont ce qu'il y a de fixe ici-bas et dans tous les mondes. Chaque famille d'êtres a son chemin et tous les membres d'une famille suivent le même chemin. Toute créature a son propre chemin à parcourir, et celui-ci est différent pour chacun.


12

L'astronome belge Ch. Lagrange (1), reprenant les travaux entrepris dans la première moitié du XIXe siècle par le major Brück, a recherché, par des moyens scientifiques, les « lois constituant un lien défini entre la vie de l'humanité et l'organisme physique du globe » (2). Il a établi « que le mouvement historique est réglé sur un canevas mathématique, défini et déterminé jusque dans ses moindres détails » (2) et il déclare : « Les positions des centres d'action, tels Londres, Jérusalem, Rome, les lieux de naissance et d'action des hommes célèbres, missionnaires de l'humanité, rien de tout cela n'est arbitraire ; tout cela est choisi et déterminé d'une manière mathématique. II y a une géométrie et une cinématique historique » (2). « Toute cette dispensation est écrite d'une manière géométrique sur la surface de la terre par la disposition des lieux historiques » (3).

Mais ceci n'est qu'une infime partie de la réalité. Et celle-ci est telle que l'on ne peut qu'à peine l'indiquer. En effet, sont disposées, suivant des lignes orientées d'Est en Ouest et à des points déterminés dès l'origine de la formation de la terre et de l'homme, toutes les manifestations de la vie des êtres dans leur évolution individuelle et dans leur développement spatial : religions, philosophies, sciences, esthétique, art militaire, thérapeutique, législation, sociologie, événements, etc.

Une semblable providence règle la vie de tous les mondes. De sorte que, comme le dit Lagrange, « l'univers tout entier n'est lui-même qu'un signe, une écriture des vérités de l'ordre spirituel » (4).

Mais le Père n'a pas seulement organisé à l'avance le cadre où se déroulerait la vie des créatures ; Il a encore voulu qu'à chaque race qui vient dans le monde la parole de Dieu soit annoncée par un envoyé spécial, sous la forme qui conviendrait le mieux à sa mentalité et à ses conditions d'existence. II est, en effet, depuis la création du monde, un centre où brille, dans sa pureté originelle, la véritable Lumière. Et c'est ainsi que cette parole non écrite, les messagers de Dieu la transmettent siècle après siècle aux créatures jusqu'à ce que celles-ci soient retournées à leur état primitif.

***

De quelle nature est cette Tradition ?


13

À cette question les théoriciens modernes donnent deux réponses opposées. Pour les uns, cette tradition est purement métaphysique ; pour les autres - dont nous sommes -, cette tradition est mystique.

Parmi les tenants de la thèse métaphysique, René Guénon occupe, dans notre monde occidental, une place de premier plan. Les nombreux ouvrages qu'il a publiés sur ces sujets sont très savants, mais d'une netteté, d'une précision, d'une objectivité dignes d'éloges ; ils sont d'une utilité primordiale pour les penseurs contemporains dont la subtilité intellectuelle risquerait souvent de s'égarer en se renseignant, par le moyen des vulgarisations courantes, parfois hâtives et fort peu objectives, sur la métaphysique - laquelle, à l'inverse de ce qui se passe en Occident, est toujours en Orient l'objet d'une connaissance effective.

R. Guénon a résumé les idées directrices de ses grands ouvrages dans une conférence sur La Métaphysique orientale, remarquablement pertinente à la fois et claire, qu'il donna a la Sorbonne en 1925, et dont voici la thèse:

La métaphysique est la connaissance par excellence. Ce n'est pas une connaissance naturelle, ni quant à son objet ni quant aux facultés par lesquelles elle est obtenue. Notamment, elle n'a rien à voir avec le domaine scientifique et rationnel. Il ne s'agit pas d'opérer des abstractions, mais de prendre une connaissance directe des principes éternels et immuables.

La métaphysique n'est pas une connaissance humaine. Ce n'est donc pas en tant qu'homme que l'homme peut y parvenir ; c'est par la prise en conscience effective des états supra-individuels. L'identification par la connaissance - selon l'axiome d'Aristote : Un être est tout ce qu'il connaît - est le principe même de la réalisation métaphysique.

Le moyen le plus important est la concentration. La réalisation consiste d'abord dans le développement indéfini de toutes les possibilités virtuellement contenues dans l'individu ; ensuite dans le dépassement définitif du monde des formes jusqu'au degré d'universalité qui est celui de l'être pur.

Le but dernier de la réalisation métaphysique est l'état absolument inconditionné, affranchi de toute limitation. L'être délivré est alors vraiment en possession de la plénitude de ses possibilités. C'est l'union avec le Principe suprême.


14

La véritable métaphysique ne peut être déterminée dans le temps : elle est éternelle. C'est un ordre de connaissance réservé à une élite.

***

On voit, par ce trop court résumé, avec quelle aisance R. Guénon nous guide sur le chemin déconcertant pour nous, Occidentaux, de la méditation extrême-orientale. L'étudiant lira également avec intérêt les nombreux passages où, dans ses autres écrits, l'auteur indique des analogies très suggestives entre la doctrine d'un Sankaratcharya par exemple, et les autres traditions ésotériques : le taoïsme, le soufisme, l'hermétisme, la Kabbale, la théologie catholique, l'Evangile.

J'ajouterai toutefois quelques réflexions.

Dans l'un de ses ouvrages les plus connus (*) R. Guénon met en garde, avec raison, contre la manie du système. En effet, tout système est une particularisation, donc une cause d'erreur. En connaissance, en « gnose », tout est possible, et tout contient une certaine part de vérité. Mais rien ne contient la somme de toutes les vérités. Ajoutons que cette somme abstraite ne constitue pas elle-même la Vérité totale, qui la dépassera toujours. Cette absence de systématisation est, pour R. Guénon, le caractère même de la métaphysique, surtout de la métaphysique indoue. Je dirai qu'elle est encore bien plus profondément le caractère même de la Connaissance intuitive et directe que le Saint-Esprit accorde au disciple parfait du Christ.

De plus, il est entendu que la Connaissance intuitive, la seule universelle, dépasse la connaissance discursive, rationnelle, mentale, cette dernière étant constituée par la totalisation du plus grand nombre possible de connaissances particulières et par leur synthèse. II est entendu, d'autre part, que le langage, quelles que soient la richesse et la précision d'idiomes comme le sanscrit et telles autres langues orientales, il est entendu que le langage décrit surtout les expériences de la conscience ordinaire, et que, dès que l'on passe dans ces régions supramentales que les Européens nomment l'inconscient, mais qui, en réalité, sont des consciences plus sub-

 

(*) L'Homme et son Devenir, selon le Védânta, Paris (Bossard), 1925.


15

tiles, les langages humains perdent de leur précision, surtout lorsqu'on leur demande d'exprimer des états de conscience inconnus du lecteur. Comment donc quelqu'un peut-il affirmer, par exemple, que le Wang taoïste est l'Adam Qadmon hébraïque ; que le Rouach Elohim est assimilable à Hamsa - inutile de multiplier ces analogies - ; comment, dis-je. peut-on affirmer de telles égalités si l'on n'a pas expérimenté personnellement l'état de vie nommé Wang, Adam Qadmon, Hamsa ou Rouach ? Car l'idée théorique que l'on se fait d'une chose n'est pas toujours exacte ; l'expérience quotidienne nous l'apprend.

De telles hardiesses, pour sincères qu'elles soient et consciencieuses, sont engendrées, à mon avis, par une foi préalable en la supériorité des spéculations intellectuelles. Certes, la vraie métaphysique, celle à laquelle R. Guénon dédie ses travaux, est le plus beau, le plus pur des regards que la pensée puisse jeter sur l'univers de l'Abstrait. Mais son culte exclusif mène nécessairement au dégoût de la vie et de l'action. Voilà justement, s'écriera M. Guénon, où les Européens montrent qu'ils ne sont que des enfants turbulents, et il sourira de nous du même sourire que le sage Lao-Tseu, les vénérables Rishis, et tous les Mounis, et tous les Jivanmuktis laissent tomber avec indulgence sur les bruyants barbares d'Occident.

Si le but de la vie n'est que de connaître, s'il suffit de penser pour remplir notre labeur humain, si rien n'existe que des états de conscience, rien n'a plus grande importance et la seule besogne digne de nous, c'est de laisser tomber toute créature, tout désir, toute oeuvre, pour nous réfugier dans une conscience de nous-mêmes de plus en plus abstraite, de plus en plus générale, de plus en plus immobile. C'est un programme austère et beau, sans doute ; mais il n'est réalisable que pour ces êtres qui ne sont qu'intelligence. Et puis, toutes les manifestations existantes de l'Absolu ne sont pas pour qu'on s'en détourne ; les abandonner parce qu'elles nous embarrassent, comme fait le yogi ou l'arhat, ce n'est pas généreux, ni chrétien. Il est vrai que le caractère sentimental du christianisme appelle le sourire sur les lèvres désabusées de ces sages.

A mon avis, la réalisation progressive des commandements de l'Evangile opère dans notre être une spiritualisation lente, au cours de laquelle notre inconscient perçoit plus nettement


16

la Lumière, et notre intellect, notre cerveau, notre corps même deviennent de plus en plus perméables à cette Lumière, le savoir croissant ainsi spontanément en nous, au fur et à mesure de nos perfectionnements dans l'action, par des triomphes renouvelés sur l'égoïsme.

Les Orientaux cherchent la délivrance ; les chrétiens cherchent le salut, La délivrance, c'est la conquête de l'indépendance des lois, des formes et des appétits, Le salut, c'est, pour la foule, la prolongation dans le bonheur de l'individualité terrestre, Ce devrait être, si tous les chrétiens comprenaient bien leur Maitre, la transmigration de l'individu total dans le Royaume éternel. Les Orientaux veulent conquérir la délivrance en se réfugiant dans le point abstrait, origine de toutes les formes spatiales. Les chrétiens s'efforcent de se rendre capables de recevoir la Liberté par le baptême de l'Esprit. Les deux indépendances sont aux antipodes l'une de l'autre.

R. Guénon stigmatise « l'ignorance des néo-spiritualistes, qui localisent les modalités extra-corporelles de l'individu et qui situent les états posthumes quelque part dans l'espace ». Cela signifie, en langage simple, que l'enfer, le purgatoire, le paradis ne sont pas des lieux, comme le croient les puérils Occidentaux, mais des états. Cependant, chrétiens simplistes et métaphysiciens ont tous raison. De même que toute créature est à la fois un individu, une collectivité et un milieu, les modes de l'existence universelle sont à la fois des lieux, des états et des faits instantanés. M. Guénon admet que Hénoch, Moïse, Elie ont vu disparaître leur forme corporelle « passée tout entière soit à l'état subtil, soit à l'état non manifesté ». Les atomes du corps de Moïse, dissociés par un agent inconnu, n'ont pas pu tomber dans le néant ; ils ont été transmués, mais quelque part, dans un autre espace peut-être. Les phases de la délivrance ne seraient donc pas toujours des états métaphysiques ; elles se localiseraient donc ? Et, si l'existence du Délivré « passe hors de toute forme, est dilatée au delà de toute limite, parce qu'il a réalisé la plénitude de ses possibilités », comment concilier cette conclusion avec la précédente ? Car, si le Délivré vit par-delà toute forme, toute mesure et toute durée, tous les non délivrés vivent dans des formes, des mesures et des durées. Or ce sont ces derniers qui expérimentent les purgatoires, les paradis de l'ascèse, ou les enfers de l'abrutissement.


17

Le Délivré est "affranchi des conditions de l'existence individuelle humaine, ainsi que de toutes autres conditions particulières et limitatives... Il est une conscience omniprésente... manifestant des facultés transcendantes" . Faut-il entendre que ce Délivré ne sent plus la faim, la soif, ni le sommeil, qu'il lit les pensées, bref, que les voiles de la matière n'existent plus pour lui et qu'il commande en semant les miracles ? Nous voilà bien loin de la métaphysique. Notre auteur prend soin de nous informer, avec juste raison, que de tels résultats sont "partiels, secondaires et contingents ;... ce sont des moyens" . L'Union, la vraie Délivrance, se trouve au delà de l'Etre, dans le non conditionné, et s'acquiert par la fixation constante de la pensée sur cet Inconditionné. Les rites, les pratiques ésotériques n'étant que des auxiliaires non indispensables. Mais il suit de là que le chrétien qui sert le Verbe par une obéissance constante et un amour sans défaillance ne peut pas monter plus haut que le Verbe : l'Etre existant par lui-même. Tandis que le métaphysicien, pour lequel au-dessus du Verbe siège encore le Principe Suprème, non manifesté, tient son ascèse pour plus sublime ; pour lui, l'action ne peut pas conduire au Non manifesté, seule la Connaissance y mène.

En somme, la connaissance nous conduit, de formes grossières en formes subtiles, à l'abstrait métaphysique. L'action nous conduit, d'existences cupides en existences rayonnantes, à la vie éternelle, je préfère ce second chemin. Et puis, on m'excusera de le redire encore, l'inconvénient des conclusions théoriques reste de ne pouvoir juger les choses lointaines que par induction en quelque sorte. Sans doute, un Cuvier reconstituera sur un os toute la physionomie de quelque animal antédiluvien ; mais les images du Muséum peuvent-elles donner la même notion vive que la vue de cet animal donnait autrefois à nos ancêtres des cavernes ? Ainsi, je prétends qu'il est téméraire de dire que l'Ananda indoue, le Vide taoïste, le Nirvâna bouddhiste, la Sekinah musulmane, la Shekinah juive, la Pax profunda rosicrucienne, la Lumière de Gloire chrétienne soient la même chose. Pour promulguer cette affirmation, il faudrait avoir suivi successivement jusqu'au bout chacune des écoles précitées et en avoir ensuite comparé les fruits.

En somme, n'attendons de chaque méthode que ce qu'elle peut donner. La méditation, l'action, la dévotion offrent aux


18

différents types de chercheurs leurs ressources propres; mais elles ne s'équivalent point, ni ne conduisent au même sommet. Et, au surplus, rien ne remplace l'amour du prochain.

***

Ainsi l'humanité, depuis le jour, lointain dans le temps, où Dieu l'a envoyée dans le monde, marche de tâtonnements en tâtonnements vers la Maison du Père. Individuellement et collectivement les hommes ont reçu dans leur passé millénaire un rayon de la véritable Lumière. Mais la terre est constitutionnellement incapable de conserver longtemps sans le déformer le don que Dieu lui a fait ; l'homme a le pouvoir de s'écarter du chemin qui lui a été tracé. Alors la Miséricorde envoie des êtres qui apportent un espoir ou un exemple, qui viennent jouer auprès des créatures le rôle que remplissent les comètes dans le cosmos.

Telle est la fonction des sociétés secrètes ; telle est la mission des messagers de l'Absolu, notamment des Rose-Croix.

Avant d'aborder l'étude des Rose-Croix, disons quelques mots des sociétés secrètes,

A toute époque, au-dedans ou en dehors des courants de pensée officiellement reconnus, ont existé des sociétés secrètes. CeIles-ci sont des manifestations, en principe momentanées, des gardiens inconnus de la Tradition primordiale, Wronski, dans son Messianisme, expose comme suit les buts de ce qu'il appelle les « associations mystiques » :

1 ° Participer à la marche de la Création en limitant, matérialisant, ou incarnant, si l'on ose dire, la réalité absolue par l'exercice des sentiments et des actes surnaturels ;

2° participer en particulier sur la terre à cette marche de la Création, en dirigeant les destinées de notre planète, tant religieuses et politiques qu'économiques et intellectuelles.

Et il ajoute:

« Ne pouvant pratiquer ni discuter publiquement les efforts surnaturels que fait l'association mystique pour prendre part à la Création, parce que, pour le moins, le public en rirait ; ne pouvant non plus diriger ouvertement les destinées terrestres, parce que les gouvernements s'y opposeraient, cette association mystérieuse ne peut agir autrement que par le


19

moyen des sociétés secrètes. Ainsi, comme on le conçoit actuellement, c'est dans la scène du mysticisme que naissent toutes les sociétés secrètes qui ont existé et existent encore sur notre globe, et qui, toutes, mues par de tels ressorts mystérieux, ont dominé et continuent encore, malgré les gouvernements, à dominer le monde.

» Ces sociétés secrètes, créées à mesure qu'on en a besoin, sont détachées, par bandes distinctes et opposées en apparence, professant respectivement et tour à tour les opinions du jour les plus contraires, pour diriger séparément et avec confiance tous les partis politiques, religieux, économiques et littéraires, et elles sont rattachées, pour y recevoir une direction commune, à un centre inconnu où est caché le ressort puissant qui cherche ainsi à mouvoir, invisiblement, tous les sceptres de la terre ».

Enfin, pour ne rien oublier, rappelons que ce n'est pas seulement parmi les intelligences d'une capacité supérieure que les sociétés secrètes se recrutent; au contraire, la grande masse de leurs adhérents vient d'en bas, des couches profondes. La foule de ceux qui peinent pour un salaire dérisoire, des serviteurs que la nécessité soumet à des humiliations constantes, de ceux dont l'exaltation sentimentale est brutalement rabaissée à chaque pas qu'ils font dans la vie, tous essaient d'échapper à leurs douleurs ou bien par l'abrutissement volontaire, ou par la résignation que leur procurent les secours de la religion ou enfin par cette espérance de l'Impossible, par cette intuition de l'Au-delà, secret mobile de tous ceux qui s'adonnent à l'étude des sciences occultes.

Dans ce dernier cas, ils ont choisi une route encore plus dure. Ils oublieront leurs premières souffrances en se vouant à d'autres et plus cuisantes douleurs. Car le voile qui sépare l'Occulte du Patent se lève sur deux abimes : celui de la Lumière et celui des Ténèbres. La plupart du temps, c'est dans ce dernier que les malheureux dont nous parlons seront précipités ; car les premiers hiérophantes que l'on rencontre sur la route du Temple sont des êtres de volonté, dont l'exaltation personnelle fait toute la force : ils apprendront à leurs disciples à gouverner quelques parties du moi physique ; ils les inclineront à prendre les forces de l'égoïsme et quelquefois même celles de la passion pour les rayonnements d'une pensée soi-disant libre.


20

Souvenons-nous que l'action de la société secrète est liée au rattachement de ses membres à l'invisible et que dans l'invisible se déroule une bataille perpétuelle entre les soldats du Christ et ceux de l'Adversaire. Les événements de l'histoire mystique sont le résultat matériel des incidents de cette lutte. Il suit de là qu'à la porte de tous les appartements du Temple il y a des corrupteurs à l'affût des arrivants, et qui font tous leurs efforts pour les jeter dans la voie de gauche, par la séduction ou par la violence. Or, comme les soldats du mal sont puissants dans le royaume de l'ombre, et que les rites des sociétés secrétes s'appuient forcément sur la lumière noire, ainsi que toute magie cérémonielle, l'esprit du Christ s'est retiré peu à peu des caractères, des invocations et des pentacles. Aujourd'hui, les sociétés secrètes sont, quoi qu'en disent leurs chefs, dans la période de vieillesse, tout au moins dans nos pays ; les peuples sont lentement transformés dans leurs organismes collectifs et deviennent peu à peu capables d'établir au grand jour dans leur conscience des communications avec l'Invisible. Ces développements sont destinés à s'accroître sans cesse jusqu'à l'aurore bénie où le nom du Père sera sanctifié sur la terre comme au ciel.