Texte français: traduction de La Mère
J'ai dit que la voie la plus décisive pour que la Paix ou le Silence puissent venir, était une descente d'en haut. En fait, et en réalité - bien que pas toujours en apparence -, c'est ainsi qu'ils viennent toujours ; pas toujours en apparence parce que le sâdhak ne se rend pas nécessairement compte de ce qui se passe ; il sent la paix s'établir en lui, ou du moins se manifester, mais il n'a pas été conscient d'où ni comment elle est venue. Pourtant ,la vérité est que tout ce qui appartient à la conscience supérieure vient d'en haut ; non seulement la paix et le silence spirituels, mais la Lumière, le Pouvoir, la Connaissance, la vision et la pensée supérieures, l'Ânanda, viennent d'en haut. Il est possible aussi, jusqu'à un certain point, qu'ils viennent de l'intérieur, mais c'est parce que l'être psychique leur est ouvert directement et qu'ils descendent là d'abord, puis se révèlent dans le reste de l'être à partir du psychique, ou parce ce dernier passe au premier plan. Une révélation du dedans ou une descente d'en haut sont les deux voies souveraines de la siddhi du yoga. Un effort du mental de surface, externe, ou de l'être émotif, une tapasyâ ou une autre, peuvent sembler édifier quelque réalisation de ce genre, mais les résultats sont généralement incertains et fragmentaires, comparés à ceux que donnent les deux voies radicales. C'est pourquoi, dans notre yoga, nous insistons toujours sur la nécessité d'une " ouverture " comme condition indispensable pour que la sâdhanâ porte ses fruits - une ouverture du mental, du vital et du physique intérieurs vers le dedans, à la partie la plus profonde en nous, le psychique, et une ouverture vers le haut, à ce qui est au-dessus du mental.
La raison fondamentale en est que ce petit mental, ce petit vital et ce petit corps que nous appelons nous-mêmes, ne sont qu'un mouvement de surface et pas du tout notre vrai " moi ". Tout cela n'est qu'un bout de personnalité extérieur mis en avant pendant une brève existence, pour le jeu de l'Ignorance. Cette personnalité est pourvue d'un mental ignorant qui tâtonne à la recherche de fragments de vérité, d'un vital ignorant qui se précipité çà et là à la recherche de fragments de plaisir, d'un physique obscur, surtout subconscient, qui reçoit le choc des objets et qui subit plutôt qu'il ne les possède, la douleur et le plaisir qui en résultent. Tout cela est accepté jusqu'à ce que le mental s'en dégoûte et se mette en quête de la Vérité réelle de lui-même et des choses, jusqu'à ce que le vital s'en écoeure et commence à se demander s'il n'existe pas quelque chose comme une vraie béatitude, et jusqu'à ce que le physique s'en fatigue et veuille être libéré de lui-même, de ses douleurs et ses plaisirs. Alors il devient possible à cet ignorant petit bout de personnalité de retourner à son vrai Moi, et en même temps à des réalisations plus vastes - ou bien à l'extinction de soi, au Nirvâna.
Le vrai Moi ne se trouve nulle part à la surface, mais profondément au-dedans et en haut. Au-dedans se trouve l'âme, qui soutient le mental intérieur, le vital intérieur et le physique intérieur, et ceux-ci ont une capacité d'extension universelle qui peut apporter ce dont nous avons besoin maintenant : un contact direct avec la vérité de nous-mêmes et des choses, un goût de la béatitude universelle, une libération de notre petitesse prisonnière et des souffrances du corps physique grossier. Même en Europe, on admet très fréquemment aujourd'hui l'existence de " quelque chose " derrière la surface ; mais on se trompe sur la nature de ce quelque chose et on l'appelle " subconscient " et " subliminal ", alors qu'en réalité il est très conscient à sa façon et qu'il n'est pas subliminal mais seulement derrière le voile. Selon notre psychologie, cet être intérieur est relié à la petite personnalité extérieure par certains centres de conscience que nous pouvons percevoir par le yoga. Un peu seulement de l'être intérieur s'échappe par ces centres et passe dans la vie extérieure, mais ce peu est la meilleure partie de nous-mêmes ; c'est à lui que nous sommes redevables de notre art, notre poésie, notre philosophie, nos idéaux, nos aspirations religieuses, nos efforts vers la connaissance et la perfection. Mais la plupart des centres intérieurs sont fermés ou endormis ; les ouvrir et les rendre éveillés et actifs est l'un des buts du yoga. A mesure qu'ils s'ouvrent, les pouvoirs et les possibilités de l'être intérieur s'animent en nous ; nous nous éveillons d'abord à une conscience plus vaste, puis à une conscience cosmique ; nous ne sommes plus des petites personnalités séparées avec une vie limitée ; nous devenons les centres d'une action universelle, en contact direct avec les forces cosmiques. En outre, au lieu d'être sans le vouloir le jouet de ces forces, comme l'est la personne de surface, nous pouvons dans une certaine mesure devenir conscients et maîtres du jeu de la nature - cette mesure dépend du développement de l'être intérieur et de son ouverture vers le haut, aux niveaux spirituels supérieurs. En même temps, l'ouverture du centre du coeur libère l'être psychique, et celui-ci commence à nous rendre conscients du Divin en nous et de la Vérité supérieure au-dessus de nous.
Car le Moi spirituel suprême n'est pas même derrière notre personnalité ni notre existence corporelle ; il est au-dessus et il les dépasse tout à fait. Le plus élevé des centres intérieurs est dans la tête, de même que le plus profond est dans le coeur ; mais le centre qui s'ouvre directement au Moi, est au-dessus de la tête, tout à fait hors du corps physique, dans ce que l'on appelle le corps subtil, soûkshma sharîra. Ce Moi a deux aspects, et lorsqu'on entre dans sa réalité, les résultats correspondent à ces deux aspects. L'un est statique : c'est un état de paix, de liberté, de silence vastes ; le Moi silencieux n'est affecté par aucune action ou expérience ; il les soutient sans partialité et ne semble pas du tout les engendrer mais se tenir en arrière, détaché ou indifférent, oudâsîna. L'autre aspect est dynamique ; on le perçoit comme un Moi ou Esprit cosmique qui non seulement soutient, mais engendre et contient toute l'action cosmique - non seulement la partie de l'action cosmique qui concerne notre moi physique, mais aussi tout ce qui est au-delà : ce monde-ci et tous les autres mondes, les domaines supraphysiques autant que les domaines physiques de l'univers. En outre, on sent que le Moi est un tout en tout, mais on sent aussi qu'il est au-dessus de tout, transcendant, surpassant toute naissance individuelle ou toute existence cosmique. Entrer dans le Moi universel - un en tout - c'est être libéré de l'ego ; l'ego devient une petite circonstance instrumentale dans la conscience, ou même il disparaît tout à fait de notre conscience. C'est l'extinction ou nirvâna de l'ego. Entrer dans le Moi transcendant au-dessus de tout, nous rend capables de dépasser complètement la conscience et l'action cosmiques elles-mêmes - ce peut être la voie de la libération complète hors de l'existence dans le monde, appelée aussi extinction, laya, môksha, nirvâna.
Mais notons que la paix, la silence et le nirvâna, ne sont pas nécessairement le seul aboutissement de l'ouverture vers le haut. Non seulement le sadhâk prend conscience d'une paix, d'un silence, d'une étendue immenses et finalement infinis, au-dessus de lui, au-dessus de sa tête pour ainsi dire, et s'étendant dans tout l'espace physique et supraphysique, mais il peut prendre conscience d'autres choses aussi : d'une vaste Force en laquelle est tout pouvoir ; d'une vaste Lumière en laquelle est toute connaissance ; d'un vaste Ânanda en lequel est toute béatitude et tout ravissement. Tout d'abord, ces expériences apparaissent comme essentielles, indéterminées, absolues, simples, kêvala ; un nirvâna semble possible dans l'une quelconque d'entre elles. Mais nous pouvons arriver à voir aussi que cette Force contient toutes les forces, cette Lumière toutes les lumières, cet Ânanda toute la joie et toute la béatitude possibles. Et tout cela peut descendre en nous. Séparément ou ensemble, toutes ces expériences peuvent descendre, et pas seulement la paix ; mais le plus prudent est de faire d'abord descendre une paix et un calme absolus, car cela donne plus de sécurité pour la descente du reste, sinon il peut être difficile pour la nature extérieure de contenir ou de supporter tant de Force, de Lumière, de Connaissance ou d'Ânanda. L'ensemble de ces expériences constitue ce que nous appelons la Conscience spirituelle supérieure ou Conscience divine. L'ouverture psychique par le coeur nous met essentiellement en contact avec le Divin individuel, le Divin dans sa relation intime avec nous ; c'est surtout la source de l'amour et de la bhakti. L'ouverture vers le haut nous met en relation directe avec le Divin intégral et peut créer en nous la conscience divine et une nouvelle naissance de l'esprit.
Lorsque la Paix est établie, cette Force supérieure ou divine qui vient d'en haut, peut descendre et travailler en nous. D'habitude, elle descend d'abord dans la tête et libère les centres du mental intérieur, puis dans le centre du coeur et libère pleinement l'être psychique et émotif, puis dans le centre ombilical et les autres centres vitaux et libère le vital intérieur, puis dans le moûlâdhâra et au-dessous, et libère l'être physique interne. Cette Force divine travaille pour la perfection et pour la libération en même temps ; elle prend la nature tout entière, élément par élément, et la travaille, éliminant ce qui doit être éliminé, sublimant ce qui doit être sublimé, créant ce qui doit être créé. Elle intègre, harmonise, établit dans la nature un rythme nouveau. Elle peut aussi faire descendre une force de plus en plus haute et des étendues de plus en plus élevées de la nature supérieure, jusqu'à ce qu'il devienne possible, si tel est le but de la sâdhanâ, de faire descendre la force et l'existence supramentales. Tout cela est préparé, soutenu, aidé par le travail de l'être psychique dans le centre du coeur ; plus il est ouvert, en avant, actif, plus le travail de la Force sera prompt, sûr et aisé. Plus l'amour, la bhakti et la soumission grandissent dans le coeur, plus l'évolution de la sâdhanâ devient rapide et parfaite. Car la descente et la transformation impliquent en même temps un contact et une union croissante avec le Divin.
Tel est le principe fondamental de la sâdhanâ. Il apparaîtra clairement que les deux choses les plus importantes ici sont l'ouverture du centre du coeur et l'ouverture des centres du mental à tout ce qui est derrière eux et au-dessus. Car le coeur s'ouvre à l'être psychique et les centres du mental s'ouvrent à la conscience supérieure ; or, la conjonction de l'être psychique et les centres du mental s'ouvrent à la conscience supérieure ; or, la conjonction de l'être psychique et de la conscience supérieure est le principal moyen d'obtenir la sidhi. La première ouverture s'effectue par une concentration dans le coeur, un appel au Divin pour qu'il se manifeste en nous et qu'à travers le psychique, il se saisisse de notre nature toute entière et la dirige. L'aspiration, la prière, la bhakti, l'amour, la soumission sont les principaux supports de cette partie de la sâdhanâ - accompagnés du rejet de tout ce qui barre la route à ce à quoi nous aspirons. La seconde ouverture s'effectue par une concentration de la conscience dans la tête ( ensuite, au-dessus de la tête ) et une aspiration, un appel, une volonté soutenue de faire descendre dans l'être la Paix, le Pouvoir, la Lumière, la Connaissance, la Béatitude (Ânanda) divins - la Paix d'abord, ou la Paix et la Force ensemble. En fait, quelques-uns reçoivent la Lumière ou d'abord l'Ânanda, ou sont brusquement envahis par la Connaissance. Pour certains, il y a d'abord une ouverture qui leur révèle un Silence, une Force, une Lumière ou une Béatitude, vastes et infinis au-dessus d'eux, et plus tard, ils s'élèvent jusque-là, ou bien ces expériences commencent à descendre dans la nature inférieure. Chez d'autres, il y a une descente, d'abord dans la tête, puis jusqu'au niveau du coeur, puis au niveau du nombril et au-dessous, et finalement à travers le corps tout entier, ou bien ( sans aucun sens de descente ) une ouverture inexplicable de paix, de lumière, d'étendue ou de pouvoir, ou encore une ouverture horizontale dans la conscience cosmique, ou un jaillissement de connaissance dans un mental soudain élargi. On doit faire bon accueil à tout ce qui vient, car il n'est pas de règle absolue applicable à tous ; mais si la paix n'est pas venue la première, il faut prendre garde de se gonfler d'exaltation ou de perdre l'équilibre. En tout cas, le mouvement capital se produit quand la Force ou Shakti divine, le pouvoir de la Mère, descend et prend le contrôle, car alors l'organisation de la conscience commence et la base du yoga devient plus large.
En général, le résultat de la concentration n'est pas immédiat, bien que chez certains il y ait un épanouissement brusque et rapide ; mais la plupart passent par une période plus ou moins longue d'adaptation ou de préparation, surtout si la nature n'a pas été déjà préparée jusqu'à un certain point par l'aspiration et la tapasyâ. L'obtention du résultat peut parfois être facilitée en associant à la concentration l'un des procédés des anciens yoga. Il y a la méthode " advaïta " de la voie de la connaissance : on rejette l'identification de soi avec le mental, le vital et le corps, en se répétant sans cesse : " Je ne suis pas le mental ", " je ne suis pas le vital ", " je ne suis pas le corps ", et en regardant ces éléments comme séparés de son moi véritable ; au bout d'un certain temps, on sent toutes les activités mentales, vitales et corporelles, et jusqu'au sens même du mental, du vital et du corps, s'extérioriser et devenir une action en-dehors de soi, tandis qu'à l'intérieur et détaché d'eux, se développe le sens d'un être distinct et autonome qui s'ouvre à la réalisation de l'esprit cosmique et transcendant. Il y a aussi la méthode ( très puissante méthode ) des " Sânkhya ", la séparation du Pourousha et de la Prakriti. On oblige le mental à prendre la position de Témoin : toute action du mental, du vital et du physique, devient un jeu extérieur qui n'est ni moi ni à moi, mais qui appartient à la Nature et a été imposé à un moi extérieur. Je suis le Pourousha témoin ; je suis silencieux, détaché et ne suis lié par aucune de ces choses. En conséquence, une division se produit dans l'être ; le sâdhak sent croître en lui une conscience distincte, calme et silencieuse, qui se sait tout à fait séparée du jeu superficiel de la Nature mentale, vitale et physique. D'habitude, lorsque ceci se produit, il est possible de faire descendre très rapidement la paix de la conscience supérieure, l'action de la Force supérieure et le plein mouvement du yoga. Mais souvent, la Force elle-même descend d'abord en réponse à la concentration et à l'appel ; après quoi, si ces procédés sont nécessaires, elle les utilise, ou bien elle emploie n'importe quel autre moyen ou procédé qui lui semble utile ou indispensable.
Autre chose encore. Dans ce processus de descente et de travail, il est extrêmement important de ne pas compter exclusivement sur soi-même, mais de s'en remettre à la direction du Gourou et de référer tout ce qui se produit à son jugement, son arbitrage, sa décision. Car il arrive souvent que les forces de la nature inférieure soient stimulées et excitées par la descente et veuillent s'y mêler et la détourner à leur profit. Il arrive souvent aussi qu'une ou plusieurs Puissances de nature non-divine veulent se faire passer pour le Seigneur suprême ou la Mère divine et exigent de l'être service et soumission. Si l'on y consent, les conséquences seront absolument désastreuses. Si le sâdhak donne vraiment son consentement au travail du seul Divin et se soumet et s'abandonne à sa seule direction, alors tout peut se passer sans heurts. Ce consentement et le rejet de toutes les forces égoïstes ou de celles qui plaisent à l'ego, sont la sauvegarde du sâdhak d'un bout à l'autre de la sâdhanâ. Mais les voies de la nature sont pleines d'embûches, les travestissements de l'ego sont innombrables, les illusions des Puissances des Ténèbres, râkshasî mâyâ, sont extraordinairement habiles ; la raison est un guide insuffisant et nous trahit souvent ; le désir vital nous accompagne toujours et nous pousse à répondre à tout appel alléchant. Pour cette raison, nous insistons tellement dans notre yoga sur ce que nous appelons samarpana ( que rend assez mal le mot français "soumission", "surrender" en anglais ). Si le centre du coeur est pleinement ouvert et que le psychique garde toujours la direction, aucune question ne se pose : on est en sûreté. Mais le psychique peut à tout moment être voilé par une vague d'en bas. Peu nombreux sont ceux qui échappent à ces dangers, et ce sont justement ceux pour qui la soumission est facile. Dans cette entreprise difficile, la direction de quelqu'un qui est lui-même le Divin par identification ou qui le représente, est impératif et indispensable. Ce que je viens d'écrire pourra vous aider à avoir quelque idée claire de ce que j'entends par le processus central du yoga. J'ai écrit un peu longuement, mais je n'ai évidemment pu traiter que les points fondamentaux. Tout ce qui est du domaine des circonstances et du détail, doit se présenter à mesure que l'on élabore la méthode, ou plutôt que la méthode s'élabore d'elle-même, car c'est cela qui se produit d'habitude lorsque commence effectivement l'action de la sâdhanâ.
Sri Aurobindo
Traduction de La Mère
in Lettres
sur le Yoga Tome 5 Première partie "La
triple transformation: psychique, spirituelle et supramentale
(pages 89-97)
Buchet/Chastel - Paris - France
et Sri Aurobindo Ashram Press - Pondichéry - Inde