"Toute la vie du Christ n'a été qu'une croix et un martyre continuels, et tu chercherais du repos et de la joie?...Et plus un homme a fait de progrès dans la vie spirituelle, plus ses croix seront souvent lourdes, parce que plus on a d'amour pour Dieu, plus la peine qu'on souffre d'être exilé de lui devient sensible." (Imitation de Jésus-Christ, II:12-7) - Thomas a Kempis
Dans la matinée du Vendredi-Saint 1857, Richard Wagner, le grand compositeur du siècle dernier, était assis au balcon d'une villa, en Suisse, sur la rive du lac de Zurich. Le paysage qui l'entourait était baigné par une soleil éblouissant; et la nature semblait vibrer de paix et de bonne volonté. La création tout entière palpitait de vie; l'air chargé des senteurs des sapins bourgeonnants était comme un baume sur son coeur troublé et son esprit inquiet.
Soudain, comme un éclair dans un ciel serein, une pensée traversa l'âme profondément mystique du musicien: il se rappela ce que signifiait ce jour néfaste, le plus sombre et le plus désolé de l'année chrétienne.
Ce contraste l'accabla presque de tristesse, car il y avait un tel désaccord entre, d'une part, le paysage souriant qui s'offrait à sa vue, où régnait l'activité visible de la nature s'efforçant de renaître à la vie après le long sommeil de l'hiver et, d'autre part, la lutte mortelle d'un Sauveur torturé sur une croix. Quel contraste entre le chant d'amour et de vie de milliers d'oiseaux dans les forêts, les landes et les prés, et les vociférations sinistres s'une populace en furie, raillant l'idéal le plus noble que le monde ait connu - entre la merveilleuse énergie créatrice manifestée au printemps par la nature, et cet élément destructeur de ceux qui avaient fait mourir l'homme le plus noble qui ait jamais honoré notre monde!
Tandis que Wagner méditait ainsi sur les incompatibilités de l'existence, une idée lui vint à l'esprit: y aurait-il un rapport quelconque entre la mort du Sauveur sur la croix, à l'époque de Pâques, et l'énergie vitale qui se manifeste avec tant d'abondance et de prodigalité au printemps, quand la nature renaît à une vie nouvelle?
Bien que Wagner n'ait pas entièrement perçu et compris la pleine signification du rapport entre la mort du Sauveur et le retour à la vie de la nature, il n'en était pas moins, sans le vouloir, tombé sur la clé d'un des plus sublimes mystères que puissent rencontrer l'esprit humain dans son pèlerinage du limon terrestre jusqu'à la divinité.
Durant la nuit la plus sombre de l'année, lorsque la Terre dort profondément dans l'étreinte glacée de Borée, dieu des frimas, quand les activités matérielles sont à leur point le plus bas, une vague d'énergie spirituelle apporte sur sa crête le divin "Verbe Créateur" venu du Ciel, dont la naissance mystique s'accomplit à Noël. Semblable à une nuée lumineuse, cette impulsion spirituelle plane sur le monde qui "ne l'a pas reçue", car elle "luit dans ténèbres" (Jean 1:5) de l'hiver, au moment où la nature est engourdie et muette.
Ce divin "Verbe Créateur" comporte un message et une mission. Venu pour "sauver le monde" et pour
"donner sa vie pour le monde", il faut nécessairement qu'il fasse le sacrifice de sa vie pour que s'accomplisse le retour de la nature à une vie nouvelle. Graduellement, il s'ensevelit dans la Terre et commence à infuser sa propre énergie vitale aux milliards de graines qui dorment dans le sol. Il murmure le "Verbe de Vie" à l'oreille de tous les animaux, jusqu'à ce que l'Evangile (autrement dit "bonne nouvelle") ait été reçu par toute créature. Son sacrifice est pleinement consommé lorsque le Soleil traverse le Noeud oriental (eastern) de son orbite. Alors le divin Verbe Créateur expire et meurt sur la Croix à Pâques (en anglais Easter) cela dans un sens mystique, tandis qu'il pousse un dernier cri triomphant "Tout est accompli" (Consummatum est).
Mais comme un écho qui se répète de proche en proche, le chant céleste se répercute sur la Terre, et toutes les créatures le reprennent sans cesse en choeur. Les petites graines enfouies au sein de la terre nourricière et maternelle commencent à germer; elles brisent leur enveloppe et poussent dans toutes les directions, formant bientôt une merveilleuse et vivante mosaïque, tendre tapis de verdure brodé de fleurs multicolores qui remplacent le blanc linceul de l'hiver. Quant à la gent ailée ou à fourrure, elle répète inlassablement, comme un chant d'amour, le "Verbe de Vie" qui les invite à s'unir. Génération et multiplication sont partout les mots d'ordre: l'Esprit est ressuscité à une vie plus riche.
C'est ainsi que, du point de vue mystique, nous pouvons observer la naissance annuelle, la mort et la résurrection du Sauveur, flux et reflux d'une impulsion spirituelle qui culmine au solstice d'hiver, à Noël, et qui se retire de la Terre peu après Pâques, au moment où le "Verbe" fait son "ascension" dans les cieux à la Pentecôte. Mais il n'y restera pas pour toujours; on nous enseigne en effet que "de là il reviendra" au "Jour du Jugement". Ainsi, lorsqu'en octobre le soleil descend, par le Signe de la Balance, sous l'Equateur, lorsque
les fruits de la terre sont récoltés, pesés et groupés selon leur espèce, la descente de l'Esprit de l'année nouvelle en est à ses débuts. Cette descente atteint son point extrême lors de la "naissance mystique" de Noël.
L'homme est, en petit, à l'image de la Nature; et ce qui se passe sur une grande échelle dans la vie d'une planète telle que la Terre se produit également, à une plus petite échelle, au cours de l'existence humaine. Toute planète est le corps d'un Etre grandiose et merveilleusement exalté, un des Sept Esprits devant le Trône (du Soleil paternel). L'homme, lui aussi, est un Esprit, et il est "fait à leur ressemblance" (Genèse 1:27). De même qu'une planète accomplit, autour du Soleil dont elle émane, sa révolution cyclique, ainsi l'esprit humain se meut le long de son orbite autour de sa Source centrale, qui est Dieu. Etant de forme elliptique, les orbites planétaires ont des points plus ou moins rapprochés du Soleil qui est en leur centre, et il en va de même pour l'orbite de l'esprit humain, qui est également elliptique. Nous sommes plus rapprochés de Dieu au point de notre parcours cyclique où nous passons par les sphères d'activité célestes qu'on appelle "le ciel", et nous en sommes le plus éloignés pendant notre vie sur terre. Ces changements sont nécessaires au développement de notre âme et, tout comme les fêtes religieuses de l'année marquent le retour des phases importantes de la vie d'un grand Esprit, ainsi nos naissances et nos morts sont des événements qui se répètent périodiquement. Il est aussi impossible, pour l'esprit humain, de rester à perpétuité au ciel ou sur terre, qu'à une planète de s'arrêter sur son orbite. La même loi immuable d'alternance qui détermine la succession ininterrompue des saisons, qui fait alterner le jour et la nuit, qui régit le flux et le reflux des marées, gouverne également la progression de l'esprit humain, à la fois dans le ciel et sur terre.
Descendant des plans lumineux où nous vivons en toute liberté, sans être entravés par les limitations du temps et de l'espace, où nous vibrons à l'unisson de l'harmonie infinie des sphères, nous revenons naître dans le monde physique où notre vue spirituelle est obscurcie par les liens charnels qui nous attachent à cette
phase limitée de notre existence. Nous vivons ici-bas pour un temps, puis nous mourons et nous montons au ciel, mais ce n'est que pour renaître et mourir à nouveau. Chacune de nos vies terrestres n'est qu'un chapitre d'une longue série de vies dont les débuts sont extrêmement modestes, mais qui croît en intérêt et en importance à mesure que nous atteignons des degrés plus élevés de responsabilités. Aucune limite n'est concevable, car nous sommes d'essence divine et par conséquent nous possédons, à l'état latent, les infinies possibilités de Dieu. Quand nous aurons appris tout ce que ce bas monde peut nous enseigner, une sphère d'action plus étendue nous permettra de donner libre cours à des facultés de plus grande envergure.
"Mon âme, bâtis-toi de plus fières maisons,
Durant que coulent les saisons!
Laisse au passé sa voûte basse;
Fais un temple plus beau que celui qu'il remplace,
Abrite-toi sous un dôme plus altier
Jusqu'au jour où, enfin libérée
De ton écaille devenue inutile
T u quitteras la mer agitée de la vie!"
Ainsi s'exprime Oliver Wendell Holmes, comparant la progression en spirale du Nautile à travers les compartiments de grandeur croissante de sa coquille, à l'expansion de conscience qui résulte de la croissance de l'âme chez l'être huamin au cours de son évolution.
"Mais quelle est la part du Christ en tout cela; ne croyez-vous pas en lui?" pourrait-on demander. "Vous discourez au sujet de Pâques, cette fête qui commémore le cruel supplice et la glorieuse résurrection triomphante du Sauveur, mais vous semblez faire allusion à lui d'un point de vue allégorique plutôt que comme à un fait réel".
Il est évident que nous croyons en Christ; nous l'aimons de tout notre coeur et de toute notre âme, mais nous désirons faire ressortir le fait que le Christ représente les prémices de la race humaine (ICorinthiens 15:20 et 23). N'a-t-il pas dit que nous ferions les oeuvres qu'il faisait, "et de plus grandes"? (Jean 14:12). Par conséquent, nous sommes des Christs en devenir.
"Le Christ serait-il né mille fois à Bethléem,
S'il ne naît en toi, ton âme est solitaire.
La croix du Golgotha tu contemples en vain,
Tant qu'en toi-même elle ne s'élève point."
Ainsi le proclame Angelus Silesius, avec une réelle compréhension mystique de ce qui est essentiel pour arriver au but.
Nous sommes trop habitués à nous en remettre à un Sauveur extérieur à nous, tout en donnant asile à un démon intérieur, mais tant que le Christ ne sera pas formé en nous (Paul - Galates 4:19) nos recherches seront vaines. En effet, tout comme il nous serait impossible d'apercevoir la lumière et les couleurs qui nous environnent de toutes parts, sans que notre nerf optique enregistre ces vibrations; ou de même que nous n'aurions aucune conscience des sons si notre tympan était insensible, ainsi nous devons rester aveugles à la présence du Christ et sourds à sa voix tant que nous n'avons pas éveillé nos natures spirituelles endormies en nous. Mais une fois ces natures éveillées, elles nous révéleront le Seigneur d'Amour comme une réalité primordiale, selon le principe qui fait qu'un diapason frappé en fait vibrer un second de même ton, tandis que tout autre diapason de ton différent restera muet. C'est pour cela que le Christ a déclaré que ses brebis connaissaient le son de sa voix et le suivaient, mais qu'elles n'entendaient pas la voix des étrangers (Jean 10:5). Quelle que soit notre appartenance religieuse, nous sommes tous frères en Christ, aussi réjouissons-nous: le Seigneur est ressuscité! Cherchons-le donc, en oubliant nos appartenances et autres désaccords de minime importance.
(Ce chapitre 20 est commenté dans la Lettres aux Etudiants n° 5)