- Jimmie, voici le Frère Aîné. Oh! je suis si heureuse, car s'il vient c'est parce qu'il désire vous parler lui-même.
- Fort bien, mais je ne tiens pas tellement à sa présence. C'est à vous que je désire parler.
- Le voici!
Jimmie se retourna sur un geste de Marjorie, et il vit devant lui un homme d'âge moyen, même un peu plus, grand, droit, et dont l'aspect inspirait un sentiment de respect, de vénération, preuve évidente d'un grand pouvoir. Ce personnage salua légèrement, tandis que Marjorie et Jimmie se mettaient debout.
- Je vous connais très bien, Mr. Westman, affirma-t-il, surtout grâce à votre amie ici présente. Prononçant ces paroles, il caressa affectueusement les boucles de Marjorie.
- Je l'ai envoyée à votre rencontre, tout d'abord, mais il ne faut pas trop présumer de ses forces. Je désire que vous m'accompagniez pendant quelque temps, puis vous pourrez parler avec elle plus longuement.
Le ton, les manières du nouveau venu avaient un tel air d'autorité paisible, que Jimmie n'eut pas un seul instant l'idée de protester. Il répondit simplement au gracieux geste d'adieu de Marjorie, et accompagna l'homme que la jeune fille nommait le "Frère Aîné".
Ils marchèrent quelque temps en silence, silence que Jimmie respecta, car, d'une manière qu'il n'aurait su expliquer, il sentait que cet homme était dans ce pays un personnage important; il résolut donc de se taire jusqu'au moment où l'homme reprendrait le fil de la conversation.
Ils parcoururent ainsi une certaine distance en marchant lentement avant de prononcer une parole. Jimmie avait jeté un coup d'oeil furtif pour essayer de revoir Marjorie, mais à sa grande surprise, il ne l'aperçut pas, bien que certain de pouvoir discerner qui que ce fût, à plusieurs kilomètres dans toutes les directions.
- Vous vous êtes bien reposé, déclara finalement son compagnon, et ce ne sera pas trop exiger de vous, que de vous décrire brièvement certains des devoirs dont le privilège vous incombera au cours de cette nouvelle vie où vous entrez. Mais, avant cela, je vais vous montrer quelque peu ce qui est arrivé et arrivera; et aussitôt que vous serez prêt à recevoir d'autres informations, je vous expliquerai pourquoi fut permise cette guerre mondiale, et de quelle façon votre aide pourra être utilisée.
- Ici, les conditions d'existence sont légèrement différentes de celles auxquelles vous avez été habitué, et je désire attirer votre attention sur un point que Marjorie n'a fait qu'effleurer, c'est le mode de locomotion. Il n'est plus nécessaire que vous marchiez comme précédemment; il est bien plus pratique et plus rapide d'avancer par le moyen que vous a suggéré Marjorie: c'est-à-dire, glisser. Nous nous mouvons tous par ce moyen. Il ne demande qu'un léger effort de volonté; notre déplacement est plus rapide que la marche, elle-même plus rapide que l'action de se traîner sur les genoux et sur les mains. Il n'y a pour ainsi dire aucune limite à la vitesse du glissement, et sans lui, il nous serait impossible d'accomplir tout le travail qui doit se faire en ces temps si difficiles. Essayez donc.
A ces mots, il se mit à glisser tout comme Marjorie. Alors, Jimmie fit l'effort conseillé, et à sa surprise, il s'aperçut qu'il pouvait évoluer comme sur la glace, seulement, le mouvement ne dépendait que de sa volonté et ne nécessitait aucun exercice physique. L'acquisition de ce pouvoir le réjouissait comme un enfant et il se mit à glisser en patinant, pour tracer la figure bien connue du 8, et d'autres encore, avant de se remettre aux côtés de sa nouvelle connaissance.
Chez l'homme, le caractère de l'enfant qu'il a été est longtemps perceptible, et inversement, chez l'enfant, le caractère de l'homme est déjà tracé; aussi, Jimmie était-il franchement plus absorbé et intéressé par les possibilités de glisser, et par le fait qu'il eut repris sa place auprès du Frère Aîné sans être essoufflé, que par l'événement terrible qui l'avait envoyé dans l'au-delà, la "Grande Séparation"; se souvenait-il bien, en cet instant, qu'il était occupé à apprendre les conditions "d'existence après la mort"?
Par respect pour son guide, il s'arrêta, un peu gêné de son enthousiasme, et fit indirectement des excuses.
- Cette façon de glisser est tout à fait nouvelle pour moi, il me semble pourtant que c'est ce que j'ai toujours désiré faire. J'ai toujours rêvé cela; maintenant que je puis le faire, il me semble que j'y suis accoutumé depuis longtemps.
- Vous ne vous trompez pas, c'est une faculté ancienne et familière.
- Il se peut que la patinage me facilite ce geste et me le rende familier.
- Non. Cela vous est naturel pour la raison que vous le faites souvent et que vous y êtes vraiment habitué. Pendant votre sommeil, vous étiez constamment de ce côté-ci, mais vous n'en étiez pas conscient alors, et pourtant, vous saviez en partie ce que vous aviez fait, bien que vous n'ayez pas été capable d'en ramener le souvenir avec vous, à votre réveil.
- Ah! c'est formidable!
- C'est un réel perfectionnement de la marche, n'est-ce-pas?
- En effet, je suis de votre avis. Je l'enseignerai à mes hommes lorsque je retournerai.
A ces mots, il s'arrêta net, réalisant subitement qu'il n'y avait pas de retour possible.
- Non, affirma le Frère Aîné, dont le visage rayonnait de sympathie, il n'y a pas de retour, mais je pense que lorsque vous verrez ce qui vous est réservé, bien plus élevé, plus idéal que ce que vous venez de quitter, vous ne désirerez plus retourner, vous désirerez de tout votre coeur et de toute votre âme aller de l'avant.
- Je vais vous conduire à la tranchée où se trouve votre compagnie, car l'un de vos amis doit bientôt venir dans l'au-delà. Comme il ne passera pas de la même manière que vous, il recouvrera sa conscience presque immédiatement, et je désire que vous vous occupiez de lui. De cette façon, vous apprendrez une bonne partie des devoirs qui vous incomberont plus tard.
- A présent, enchaîna-t-il, avant de commencer un travail actif, je désire bien vous pénétrer de l'idée que cette guerre était nécessaire, car il n'existait pas d'autre moyen de sauver la race humaine d'une imminente et accablante fatalité. Ce fait n'excuse néanmoins pas du tout ceux qui sont responsables de l'avoir déclarée, car ce grand conflit, ces souffrances terribles, font croire à certains que les pouvoirs du bien sont impuissants devant ceux du mal, et c'est pour cela que j'en parle. Il n'en est pourtant pas ainsi. Dieu gouverne toutes choses, et de même qu'un oiseau ne peut mourir sans Sa permission et sans Sa volonté, de même aucune guerre ne peut être déclarée sans qu'Il en ait connaissance et sans Sa volonté; mais, comme je viens de le dire, cela n'excuse pas ceux qui l'ont provoquée. Ici, son expression devint très austère, quoique compatissante, son regard devint lointain, comme si ses pensées traversaient le temps qui devait s'écouler avant que le bien devant résulter de cette lutte gigantesque put élaborer son dessin sur la trame des siècles futurs.
- Enfin, dit-il, nous allons voyager un peu plus rapidement et vous pourrez utiliser votre nouveau pouvoir.
A ces mots, il se mit à glisser de plus en plus vite. Jimmie, à ses côtés, oubliant de maintenir sa pensée, songeait à autre chose, et la distraction qui en résultait l'amenait à s'arrêter tout à fait. Il comprit de lui-même, se disant que la marche, devenue une seconde nature, lui permettait auparavant de songer à autre chose, mais que glisser était si nouveau pour lui qu'il était obligé de fixer sa pensée sans arrêt sur cette façon de se mouvoir.
Le Frère Aîné allait de plus en plus vite et Jimmie le suivait tant bien que mal, mais lorsque son guide s'éleva dans les airs, le jeune homme fut quelque peu incertain de son habileté à imiter un être aussi intrépide. Bientôt cependant, il s'accoutuma à cette nouvelle sensation, et prit quelque intérêt au paysage. Il nota, à un moment, qu'il passait au-dessus d'une contrée familière et puis qu'il approchait des tranchées. Il perçut la rumeur des gros canons, puis, comme ils se rapprochaient encore, le vrombissement des avions évoluant dans les airs et, peu après, ils mirent pied à terre, au bord de cette section de la tranchée qui avait été son poste de feu.
Dans ce décor familier, Jimmie crut un instant être encore le soldat d'hier, et reconnaissant un camarade, proposa, par prudence, de descendre dans la tranchée. Ce ne fut que devant le sourire amusé du Frère Aîné qu'il se souvint de la présente innocuité des balles à son égard, lesquelles pouvaient traverser son corps éthérique sans causer d'inconvénient.
Le Frère Aîné posa sa main sur le bras de Jimmie, lui désigna un homme ayant dépassé la quarantaine, portant l'uniforme de sergent, qui était assis tranquillement, occupé à fumer tout en lisant un vieux périodique. A ce moment précis, il jeta le dernier bout de sa cigarette, déposa son journal, se leva lentement et entra dans la tranchée. Se dirigeant vers le poste de feu, il releva la tête afin de regarder par la petite ouverture; en l'espace d'une seconde à peine, il fut traversé en plein front par une balle ennemie. Il resta immobile un instant, puis les muscles perdant leur vitalité, se détendirent, le corps se pencha, et s'affaissa finalement le long du parapet. A côté, le tirailleur de service considérait la scène avec effroi. Alors, Jimmie aperçut le sergent sortant tranquillement de son corps et regardant le tirailleur d'un air perplexe. Jimmie comprit tout de suite le fatal événement et salua le sergent Strew qui, le voyant, lui dit naturellement:
- Holà! Jimmie, je suis heureux de vous revoir. Par où donc êtes-vous passé pour être ici? Je vous croyais à l'ouest.
- Hello! vieux camarade, fit Jimmie, d'un ton désinvolte. J'arrive à l'instant et vous amène un ami. Se tournant vers le Frère Aîné:
- Je vous présenterai à mon ami, le sergent Strew, si vous voulez bien me dire votre nom.
Le sergent Strew ne semblait nullement étonné de voir ainsi Jimmie revenir à la tranchée, amenant avec lui un ami, comme si la première ligne de feu était un lieu de réunion, et les circonstances pourtant inusitées, ne semblèrent pas le surprendre davantage que de coutume. Il en est souvent ainsi de ceux qui sont passés depuis peu dans l'au-delà, et qui n'ont pas entraîné leur pouvoir d'observation et leur raisonnement. Le sergent savait qu'en réalité Jimmie était mort, du moins on le lui avait annoncé, et il n'avait aucune raison d'en douter. Néanmoins lorsque Jimmie lui apparut vivant, bien portant et apparemment très à l'aise, le sergent accepta simplement le fait sans la moindre hésitation. Cependant, s'il avait pu voir Jimmie avant que l'obus meurtrier n'eût rompu la connexion entre le corps physique et le corps vital, le cas aurait été tout à fait différent.
La manière très respectueuse qu'employait Jimmie pour s'adresser au Frère Aîné était significative, non seulement de l'atmosphère ou de l'aura de dignité et de puissance entourant ce dernier, mais était aussi une preuve de l'intensité de ses vibrations auriques qui, n'étant pas empêchées par le corps physique, devenaient mille fois plus puissantes qu'elles ne l'auraient été sur le plan physique. Jimmie ne connaissait rien des vibrations mentales et ne pouvait imaginer que la cause de son maintien respectueux résidât en dehors de lui. Il était pourtant conscient de cette attitude, s'en rendant compte à son avantage.
Il ne nous est pas possible de donner le nom réel indiqué, nous désignerons donc le Frère Aîné du nom de Mr. Campion.
Après les présentations, le Frère Aîné dit:
- Jimmie, venez me voir dans une heure environ, et vous amènerez votre ami.
- Certainement, Monsieur, mais ma montre est arrêtée. Comment pourrai-je savoir l'heure? Et où vous trouverai-je?
-Je vous préviendrai le moment venu.
Le Frère Aîné fit en apparence un pas vers le haut de la tranchée et se dirigea vers l'arrière. Le sergent bondit dans sa direction, criant de toutes ses forces, tâchant d'intervenir, mais Jimmie lui saisit le bras. Se retournant, Strew lui dit:
- Arrêtez-le! Rappelez-le!
Laissez-le partir, dit Jimmie, et écoutez-moi.
- Très bien, Lieutenant, puisque vous le voulez. Par Jupiter, je suis heureux de vous revoir. Dites donc, avez-vous remarqué de quelle façon votre ami a franchi la tranchée? D'un seul pas, dans toute sa hauteur! Quel homme!
- En effet.
- Quelle grande joie pour les camarades de vous retrouver sain et sauf. Nous avons appris votre mort, survenue il y a trois jours. Je suis tout à fait heureux de voir que c'était une erreur. Mais où avez-vous été durant tout ce temps?
Jimmie était arrivé à un moment où la rage de la bataille avait cessé, laissant place à une accalmie. Le cas du sergent était unique en ce moment. Strew, tellement absorbé dans sa conversation avec Jimmie, n'avait pas remarqué le groupe d'hommes réunis autour de son cadavre, et le jeune lieutenant se demandait comment il lui faudrait annoncer cette nouvelle, sans trop le brusquer. Jamais il n'avait songé qu'une tâche de ce genre aurait pu lui être confiée.
- Eh! bien, voyez-vous, Sergent, le plus drôle dans tout cela est que ce qui vous a été annoncé est parfaitement exact.
- Qu'est-ce qui est exact?
- Mais..., que j'ai été tué.
- Vous vous moquez de moi, je pense.
- Non, pas le moins du monde, je vous dis la vérité. J'ai été tué.
- Jimmie...retournez donc chez le toubib...qu'il vous soigne sérieusement, vous devez avoir "une araignée au plafond". J'aurais bien dû m'en rendre compte en vous voyant venir avec ce vieux monsieur plein d'allant, car vous le savez bien, c'est contraire aux règlements, tout lieutenant que vous êtes...et d'ailleurs, je ne comprends pas comment il a pu arriver jusqu'ici en dépit des officiers.
- Vous voyez bien, Sergent, qu'il en est ainsi, beaucoup d'êtres meurent, et ne savent même pas ce qui leur arrive.
- Oui, oui, et d'autres, bien vivants, s'imaginent qu'ils sont tués. Voyons, Jimmie, si vous étiez mort, vous seriez maintenant un fantôme, et je ne pourrai ni vous voir, ni m'entretenir avec vous. Cela ne se peut pas, vous êtes tout aussi vivant que moi.
- C'est vrai, Sergent, mais tournez-vous un instant et vous vous apercevrez que vous êtes aussi mort que moi.
Jimmie, d'un geste, lui indiqua le cadavre déposé au fond de la tranchée, prêt à être transporté à l'arrière, la nuit, à la faveur d'un instant de répit et de calme. Le sergent se retourna, porta son regard dans cette direction, l'y maintint longuement, et tranquillement se dirigea vers le corps, le considérant avec soin. Il s'adressa à la sentinelle du poste de feu. Ne recevant aucune réponse, il l'interpella à nouveau plus sévèrement, peine perdue; alors, il marcha vers elle, mit sa main sur son épaule, tentant de secouer cet homme de son inadmissible torpeur; mais à la fin, pourtant, Strew remarquant que sa main passait à travers l'homme, abandonna sa tentative, et se retournant vers Jimmie, il lui dit, d'une manière toute naturelle:
- Je crois que vous avez raison, j'ai succombé.
Jimmie regarda Strew, et celui-ci contempla Jimmie. L'un et l'autre demeuraient muets. Cette situation était toute nouvelle, et si Jimmie se fut trouvé dans le cas d'offrir ses condoléances à un ami ayant perdu un être cher, c'eût été déjà une tâche assez difficile; mais comme l'ami lui-même était mort et que le consolateur l'était aussi, l'affaire prenait un tour plutôt comique. Jimmie avait un léger sourire. Bien que les choses fussent trop sérieuses pour en rire, la situation s'avérait si curieuse qu'elle le tenait en gaieté, et pourtant, l'humour et l'aspect de l'outre-tombe lui avaient toujours semblé être deux choses aussi opposées que les pôles. Personne à sa connaissance ne les avait réunies. Le sergent, néanmoins, demeurait très grave.
- Ainsi donc, la chose est arrivée, se dit-il, tant pour lui que pour Jimmie. Finalement, l'événement s'est produit, et cela ne ressemble en rien à ce que j'avais cru. Dites donc, fit-il, en regardant Jimmie, vous êtes ici depuis trois jours déjà, vous devez vous sentir chez vous, à présent. Où sont-ils?
- Qui...quoi?
- Mais...les cieux...bien que je suppose que nous autres, nous n'y parvenons pas directement, j'aimerais savoir où sont toutes ces choses que nous racontent les curés...l'enfer, le diable, et le reste? Ici, nous sommes exactement les mêmes que précédemment, je n'y vois pas grande différence, sauf que mon chien Milvane ne peut m'entendre lorsque je lui parle; mais que diable fait-on ici? Devons-nous aller à la recherche d'une harpe pour jouer des psaumes, ou bien continuer à nous battre? Supposez qu'une bande de fantômes allemands s'amène, que ferions-nous?
- Je n'en sais rien, par exemple, déclara Jimmie, à qui l'idée était bien neuve.
- Bon! J'ignore ce que nous pouvons faire, mais je parie que je rosserai d'importance le premier pâle fantôme allemand ayant l'audace de se présenter.
Jimmie eut une sensation particulière. Enfant, il n'avait jamais eu un langage vulgaire, et il était rare qu'il employât des termes très violents; mais à présent que le sergent prononçait des mots classés dans sa compagnie comme jurons, Jimmie ressentit comme une sensation de douleur. C'était une sensation mélangée qui, sans être une douleur physique, y ressemblait beaucoup; c'était bien plus que de la simple répugnance à quelque chose qu'il n'aurait même pas remarqué auparavant. Il se rappela l'invitation du Frère Aîné, se demandant si l'heure n'était pas passée et s'il pouvait amener son ami en la présence quelque peu austère de cet homme étrange. Ses doutes furent éclaircis par la soudaine apparition d'un petit enfant souriant, venu l'on ne sait d'où, qui s'approcha de lui en dansant et en chantonnant:
- Venez, Jimmie, le Frère Aîné désire vous voir.
Jimmie se tourna vers Strew, ce dernier absorbé dans une tâche difficile: il tentait d'empêcher un soldat de déboucler le ceinturon encore attaché à son cadavre.
- Venez donc Sergent, Mr. Campion désire vous voir.
- Au diable votre ami! Regardez-moi cet imbécile qui essaye de me prendre toutes mes cartouches, sachant que dans l'une des pochettes se trouve mon tabac, c'est que je suis responsable de mon ceinturon! Lâche-ça! Morbleu! Ces mots s'adressaient au soldat à qui Strew lança un magistral soufflet. La gifle, en des circonstances normales, aurait assommé un boeuf, mais présentement, elle traversa l'homme qui n'y prêta aucune attention. Le sergent était dans une rage à ne pouvoir souffler mot.
Jimmie dut s'arrêter un instant pour se rendre compte de la situation, et en riant, s'interposa entre Strew en fureur et le voleur indifférent qui, d'ailleurs, ne faisait qu'accomplir des ordres reçus.
- Venez donc, Sergent! Vous êtes mort! Croyez-moi, vous êtes mort! Vous ne pouvez rien contre ce garçon-là. Venez avec moi, vous êtes mort, vous dis-je.
Le sergent recula de quelques pas embarrassé, considéra Jimmie, et se grattant la tête:
- En effet...j'oubliais.
Jimmie sourit:
- De toute façon, que pouvez-vous faire de votre tabac? Vous ne pouvez plus fumer, maintenant.
Le sergent s'arrêta net, regardant Jimmie, les yeux hagards:
- Mais, c'est l'enfer!
A ces mots, Jimmie éprouva à nouveau la sensation désagréable, et il se demanda s'il ferait bien d'emmener ce soldat profane, tout brave et courageux qu'il fut, en la présence du Frère Aîné, qui, selon son idée était un Guide Céleste ou un Evangéliste. A l'armée, on employait rarement le mot pasteur, et Jimmie avait adopté le langage de la caserne. Que penserait ce grand ami de Marjorie, si le Sergent Strew se reprenait tout à coup à jurer?
De nouveau, il vit le petit être au visage souriant, qui tout en dansant lui répétait son message:
- Venez, Jimmie, le Frère Aîné désire vous voir.
Cette fois-ci, Jimmie se décida à obéir.
- Venez, Sergent, on me prie de vous emmener.
Strew le suivit, grommelant quelque chose entre ses dents à propos du tabac, et pensant à l'inutilité des localités où ne peut se fumer l'herbe consolatrice. Il se mit pourtant à suivre Jimmie, demeurant très préoccupé, grimpant hors de la tranchée afin d'inspecter les alentours, regardant de toutes parts si sa vue n'inciterait pas les Allemands à reprendre le bombardement.
- Ne craignez rien, fit Jimmie, remarquant son appréhension, les Allemands ne peuvent vous voir, et même si c'était le cas, ils ne pourraient vous faire aucun mal. Vous êtes aussi mort que possible.
- C'est vrai, je n'y songe jamais. Je ne puis pas encore me faire à l'idée d'être mort.
Il leva lentement la main vers son front et poussa un soupir de consternation en sentant la blessure béante de sa tête; il retira sa main couverte de sang. Puis il tâta la plaie:
- Dites, je ferais mieux de me faire mettre un pansement, c'est mauvais d'être atteint à cet endroit-là. J'aurais pu...C'est étonnant que je ne sois pas...
Il s'arrêta court et regarda Jimmie d'une manière pensive. Cette blessure l'avait évidemment effrayé, car malgré l'évidence, il n'avait pas encore réalisé qu'il était mort. Il faut parfois beaucoup de temps pour admettre un fait accompli. Bien que le sergent eût la certitude de n'être plus de ce monde, il n'avait pas encore appris à coordonner ses pensées avec ce qu'il savait être la vérité, et la vieille impulsion de soigner une plaie pour éviter les complications n'avait pu être repoussée.
Jimmie ne savait pas, et donc ne pouvait expliquer au sergent que le sang recouvrant sa main n'était que le résultat d'une idée fixe de sa part: là où il y avait une large blessure, il devait y avoir du sang. D'une manière sub-consciente, le sergent sentait que, s'il était mort et fantôme, il s'ensuivait qu'un revenant ne peut pas saigner. C'était cependant son cas. De sorte que, par cette déduction en partie consciente et en partie sub-consciente, il était maintenant sur le point de douter s'il était mort ou non. Les théories ne valaient donc plus rien. La blessure, elle, était bel et bien un fait certain.
- Dites donc, Jimmie, j'ai envie d'aller faire panser cette plaie. J'irai voir votre ami une autre fois. J'ai peur que cela ne s'aggrave.
Effectivement, la blessure était affreuse, non seulement là où la balle était entrée dans le front, mais surtout à la base du crâne où elle était béante. Jimmie comprenait très bien la nécessité de bander cette plaie, mais pensa-t-il, où cela peut-il bien se faire?
Quelque dévouée et bienfaisante que soit la Croix-Rouge, à présent il ne connaissait aucun hôpital où un homme invisible puisse se faire soigner une blessure mortelle qui avait déjà causé sa mort.
- Où voulez-vous aller, Sergent? demanda-t-il. Où pensez-vous pouvoir vous faire soigner? Ne savez-vous pas que c'est ce qui vous a tué?
- N'y a-t-il pas d'hôpitaux de ce côté? demanda le sergent, où les revenants peuvent-ils se faire panser lorsqu'ils sont blessés?
- On n'est jamais blessé, ici.
- Avec cela qu'on ne l'est jamais! Je suis blessé, vous le voyez bien. Si je ne panse pas ça, je pourrais en...en...
- En quoi, Sergent? En revenir à la vie?
- Allez au diable, Jimmie! Cette chose me fait souffrir bougrement. C'est étonnant que vous ne fassiez pas signe à un brancardier, à une ambulance ou à n'importe qui, au lieu de ricaner comme un homme ivre. Il y a sans doute des ambulances de ce côté. Cela doit certainement exister.