Jimmie et Louise attendaient l'ouverture de la porte avec le même pressentiment, un peu sombre. La jeune infirmière ne croyait pas un seul mot de la merveilleuse histoire que lui avait racontée Jimmie, bien qu'elle fut convaincue que Jimmie y croyait, lui. D'autre part, Jimmie dont la mémoire demeurait vive, était bien sûr que la chose s'était réalisée, mais il se méfiait de la façon dont se terminerait cet essai concret. Il se demandait quelle excuse il invoquerait, si par hasard, comme il le craignait, la maison était habitée par des étrangers.
Louise s'attendait tout simplement à voir une concierge leur ouvrir la porte, et croyait qu'une désillusion inévitable s'ensuivrait; elle se demandait comment elle pourrait consoler le jeune homme désappointé.
Jimmie, avait la même crainte, amassait dans son esprit des raisons plausibles pour expliquer sa vision et ne trouvait rien. La porte s'ouvrit.
Devant eux se tenait l'homme de son rêve qui leur souhaita la bienvenu avec un léger sourire, comme s'il avait deviné leur perplexité. Il se montrait identique dans chaque détail de ses vêtements et dans ses traits si étranges et si puissants devenus si familiers à Jimmie dans le Pays des Morts Vivants. C'était bien le Frère Aîné.
Sur une cordiale invite, ils entrèrent dans une bibliothèque bien garnie, et ce ne fut qu'à ce moment que Jimmie revint de son embarras pour présenter sa compagne. Néanmoins, il fut encore quelque peu embarrassé lorsqu'il lui fallut présenter Miss Louise Clayton.
- Mon infirmière, dit-il; elle m'a si bien soigné durant ma convalescence, que j'ai cru bon de la mettre au courant de ma grande aventure.
- Je suis très heureux que vous l'ayez fait, Lieutenant Westman, car Miss Clayton a été choisie pour être votre infirmière pour plusieurs raisons. Non seulement parce que Miss Clayton est une âme très avancée, mais aussi parce qu'il a été constaté que le travail de réintégration de votre corps vital serait fait beaucoup plus aisément et rapidement avec son aide que par celle de n'importe quelle autre infirmière. Vous voyez, Miss Clayton, que je suis très bien informé, quoique ne vous ayant jamais rencontrée précédemment.
Louise répondit poliment, quoiqu'un peu cérémonieusement; elle était tout à fait incapable de cacher son incrédulité au sujet des déclarations de Mr. Campion.
Néanmoins, celui-ci continua, comme s'il répondait à certaines objections:
- Vous avez été choisie, et la sagesse de ce choix est bien apparente dans le résultat. Votre aura est forte, bien développée, vos vibrations sont harmonieuses, étant donné certaines combinaisons stellaires dont vous êtes probablement inconsciente. Tout ceci a été d'un grand secours pour Jimmie. Vous vous rappelez probablement que, lorsque vous vous êtes penchée au-dessus de lui afin d'entendre ce qu'il murmurait, il vous demanda pourquoi vous n'étiez pas rayonnante, sans aura, puis, peu après, il s'excusa assurant qu'une lumière vous entourait.
Louise demeurait perplexe, car personne n'était alors présent pour entendre cette conversation. L'infirmière en chef n'était pas sortie de l'hôpital et n'avait pas rencontré cet homme pour lui relater les faits. Et elle, Louise, n'avait pas raconté beaucoup de choses à l'infirmière en chef, et n'en avait rien dit à qui que ce soit. Jimmie, elle en était sûre, n'avait pas quitté la clinique, excepté le jour où ils s'étaient querellés. Avait-il écrit à cet homme ou bien celui-ci lisait-il dans les pensées? Si Jimmie avait écrit, il l'aurait trompée. Et si l'homme était clairvoyant, il devait être d'une perspicacité inquiétante. Elle se tenait silencieuse, ne sachant que dire, mais ses regards parcouraient la chambre.
Mr. Campion reprit la parole:
- Miss Clayton, vous m'excuserez, j'en suis sûr, si j'essaie de tranquilliser votre esprit ainsi que celui de Jimmie. En agissant ainsi, il est nécessaire de faire un exposé qui ne peut être prouvé présentement et dont les explications demanderaient trop de temps, aussi, je vous prierai de m'écouter patiemment, et de réserver votre jugement pour plus tard.
- D'abord, je vous affirme que vous n'êtes pas victime d'un complot prémédité. Jimmie ne m'a pas écrit et l'infirmière en chef n'a eu aucune arrière-pensée sur ce que vous lui avez relaté. Louise releva la tête, ses yeux grand-ouverts d'étonnement.
- D'autre part, votre surprise de rencontrer un homme clairvoyant sans le décor habituel de cet état, est parfaitement naturelle. Il n'y a ici aucun des accessoires du faiseur de miracles et vous chercheriez en vain un hibou empaillé, ou des crânes, ou de sombres draperies. Je puis vous assurer que pour un occultiste entraîné, la lecture de pensée n'est nullement difficile. Je vous dirai cependant que, lorsque Jimmie, reprenant conscience, vous a adressé ces quelques mots auxquels je viens de faire allusion, je n'ai pas lu en votre pensée, je savais ce que aviez dit pour la raison que j'étais présent.
Louise le regarda à nouveau, eut un geste de surprise, voulut parler, mais, à temps, elle se rappela la demande de Mr. Campion.
- J'étais là, quoique invisible à vos regards, et je vous ai suivie lorsque vous êtes allée faire votre rapport à l'infirmière en chef. Si vous vous souvenez, elle était assise, occupée à écrire, et lorsque vous lui avez adressé la parole, vous étiez seule avec elle dans son bureau. San s se retourner vers vous, elle s'est tout simplement arrêtée d'écrire, lorsque vous lui avez parlé. Alors, elle vous a répondu: "Je ne pense pas qu'une telle chose existe, mon enfant". Ensuite, en sortant du bureau, vous avez rencontré deux ordonnances qui transportaient un blessé sur une civière, et juste à ce moment, l'un des hommes trébucha. Vous avez cru qu'il allait laisser choir son fardeau, vous avez eu une exclamation de surprise, puis vous avez continué votre chemin. - Il sourit en la regardant:
- Je crois avoir pleinement justifié mon ami Jimmie, il ne pouvait pas m'écrire ces choses là.
Louise eut un petit geste gracieux et inimitable de reddition.
- Et maintenant, voici ce qui concerne la raison fondamentale de toutes ces choses étranges. La race humaine est composée d'une multitude d'esprits individuels qui évoluent par des naissances renouvelées dans des corps physiques, en ce monde, où ils apprennent à obéir aux grandes lois de notre Père Céleste, tout comme les enfants étudient leurs leçons journalières à l'école. Dans ce grand plan d'évolution, nous sommes soumis à l'activité de deux grandes lois: premièrement, celle de la réincarnation, qui nous ramène constamment vers le monde physique concret, dans des corps et dans un milieu s'améliorant lentement. Deuxièmement, la loi de conséquence qui décrète que nos souffrances sont le simple résultat de nos erreurs, qui, de façon usuelle, sont appelées péchés, et cela malgré un espace qui est parfois de plusieurs vies entre l'erreur et ses conséquences.
- De manière à raccourcir cette période de naissance, de mort, d'apprentissage et de souffrances, toute l'aide possible est donnée à la race par de grandes légions d'êtres spirituels, qui eux-mêmes ont passé par de semblables écoles. A certaines époques (de même qu'aux examens de collège), lorsqu'un point décisif dans l'évolution est atteint, la race passe un examen afin de savoir quelles classes d'entités sont dignes de promotion.
- Cette grande guerre est le plus prodigieux moment décisif de notre évolution, et plus que jamais l'aide et l'instruction sont nécessaires à la race. Elles peuvent être données plus efficacement par des membres avancés de cette même race, et c'est pour cette raison que plusieurs êtres reçoivent, précisément en ce moment, de l'avancement afin de donner à leur tour toute l'assistance et l'instruction qu'ils sont capables de donner. Le besoin est impérieux, beaucoup plus que vous et Jimmie ne le pensez, c'est pourquoi Jimmie fut renvoyé sur terre dans la vie physique, car normalement, il aurait dû rester en permanence de l'autre côté du voile. C'est dans cette intention que vous avez été amenée ici avec lui, car ne pensez pas que l'habitude des occultistes est de faire étalage de leurs pouvoirs uniquement pour divertir les gens.
- Jimmie et vous êtes tous deux des âmes avancées (je ne dis pas cela pour vous flatter) et dans quelques vies vous atteindrez naturellement le point auquel vous arriverez en cette vie-ci, si vous voulez réellement vous en donner la peine. L'aide vous sera donnée, mais vous devez vous rappeler les paroles du Maître: "A celui qui a beaucoup reçu, il sera beaucoup demandé". Ainsi le choix de s'engager dans le travail doit être purement volontaire, et non pas fait à la légère, car si le bénéfice est grand lorsque nous recevons cet enseignement dans les conditions requises, de même le danger l'est aussi si nous le recevons indignement.
Jimmie et Louise se regardèrent l'un l'autre, chacun reconnaissant l'allusion aux belles paroles du service de la communion. Jimmie prit la parole:
- Monsieur, vous m'avez parlé précédemment d'un grand travail, mais ne me l'avez pas décrit.
- Non, car à ce moment, on était incertain si votre corps éthérique pourrait être réintégré à temps dans votre corps physique, et lorsque la chose fut accomplie, l'opportunité d'une telle instruction ne s'était pas présentée.
Durant plus d'une heure, Mr. Campion leur parla des différents plans d'existence, et des corps correspondant à ces plans. Il leur décrivit le travail des Aides Invisibles, aussi bien avec les vivants qu'avec les morts. Louise et Jimmie écoutaient, émerveillés, et graduellement, ce sentiment se changea en véritable déférence au fur et à mesure que leur était développé ce Plan prodigieux. Ils n'avaient jamais rien entendu de pareil. Cependant, cela leur semblait étrangement familier, tout comme s'ils l'avaient su depuis toujours. Comme Mr. Campion. continuait à leur développer ce plan, leur montrant comment il s'accordait avec les Ecritures et particulièrement avec les paroles du Christ, leur faisant comprendre les paraboles et éclairant les passages obscurs, les soupçons de Louise s'évanouirent, et elle se sentit honteuse de les avoir même élaborés. Elle ne demandait plus de preuves. Aucune n'était nécessaire. Aucun homme, quelque grand soit-il, n'aurait pu inventer un plan pareil. Pas même Mr. Campion, lisant dans la pensée, et occultiste, quelqu'un plus fort encore, n'aurait pu produire un plan si compliqué où tout s'emboîte ainsi. Il n'eut aucune difficulté à les convaincre que tout cela était vrai. La jeune fille connaissait ces choses, bien qu'elle ne put comprendre comment elle les connaissait. On y trouvait l'empreinte et la signature de la Divinité elle-même.
Jimmie, lui aussi, avait écouté, tout absorbé. Ces faits développés par Mr. Campion expliquaient certaines contradictions apparentes qu'il avait observées durant son bref séjour de l'autre côté, et lorsque la théorie et la pratique de la libération dans les autres plans furent détaillées, il comprit qu'il n'était pas nécessaire de mourir pour prouver la réalité de l'immortalité.
- Mais...pour quelle raison, demanda-t-il, s'il y a tellement de travail à exécuter de l'autre côté, s'est-on donné tant de mal pour me renvoyer ici-bas?
- Parce que la nécessité la plus urgente est de trouver ceux qui, de ce côté du voile, connaissent le fait de l'immortalité, ont visité l'autre monde et en sont revenus, ont la volonté et sont capables de répandre leurs connaissances, qui peuvent consoler les mourants et particulièrement ceux qui restent. On a besoin de ceux qui peuvent dire: "Je sais" aussi bien que "je crois".
- Alors, si je persiste dans l'accomplissement des exercices que vous m'avez décrits, vous pensez que je développerai ma vision spirituelle?
- Sans aucun doute, vous le pourrez, et quoique je ne doive vous influencer en aucune manière, car le choix ne dépend que de vous, vous savez cependant combien j'aspire à vous voir volontaire dans la Grande Armée à laquelle vous êtes malgré tout enrôlé.
Jimmie comprit que le moment était sérieux. Il désirait servir. Son coeur était rempli de sympathie pour ceux qui souffrent et meurent, et cependant, sera-t-il capable de cette chose: "vivre la vie"? Lorsqu'il retournera à son régiment, et à sa compagnie, pourra-t-il continuer? Alors, un doute pénétra son esprit. Mr. Campion avait déclaré ou fait comprendre que, durant le sommeil, presque tous aident, plus ou moins, aussi pourquoi ne pourrait-il essayer de faire son possible, à l'état de veille, espérant être dans le sommeil, un aide invisible inconscient?
Mr. Campion les observait. Louise le regardait sans le voir. Ses yeux avaient cette expression lointaine qui prouvait la préoccupation de son esprit. Elle prit la parole.
- Veuillez me dire, Mr. Campion, je vous prie, pourquoi l'aide incarné qui est libre dans les autres plans est beaucoup plus précieux que le travailleur désincarné ou que l'aide qui ne peut visiter consciemment les mondes supérieurs? N'y a-t-il pas là un rapport avec le pouvoir de la volonté?
- C'est juste, Miss Clayton. L'aide incarné possède un pouvoir que la même personne qui perd son corps au décès, n'a plus. Ceci demanderait une explication un peu longue, mais vous vous en approchez en parlant du pouvoir de la volonté. De plus, les aides de l'au-delà sont en rapport constant avec ceux qui s'y trouvent déjà, venant de terminer leur vie ici-bas, et dont la période de rétrospection de la vie physique vient de commencer. Cependant, l'homme, de ce côté-ci du voile, peut influencer la vie de bien des êtres, qui s'abstiendront d'actes qu'autrement ils accompliraient. Ils éviteront ainsi bien des souffrances au purgatoire, résultant d'actions non accomplies qui auraient pu entraîner de lourdes dettes de destinée.
Jimmie et Louise s'en retournèrent en silence à la clinique, chacun d'eux profondément pensif, continuant par intervalles, la conversation sur l'enseignement que leur avait donné Mr. Campion. En arrivant à la grande porte, Louise prit la parole:
- Jimmie! Je dois vous faire une confession.
- Qu'est-ce donc?
- Savez-vous qu'avant de pénétrer dans cette maison, je tenais votre aventure pour de la pure imagination, rêve provenant de votre commotion.
- C'est ce que je craignais.
- Mais, ne soyez plus inquiet. Maintenant, j'en crois chaque mot.
La grande joie que ressentit Jimmie, exprimée sur son visage, était due à la satisfaction de savoir qu'elle ajoutait foi à son histoire. Cette expression joyeuse et animée de Jimmie provoqua certainement chez le portier de l'hôpital des réflexions hautement fantaisistes. L'on peut en juger par le sourire qui apparut sur son vieux visage tanné, lorsque les deux jeunes gens rentrèrent à la clinique, ou bien, il est possible encore que nous n'ayons pas entendu entièrement leur conversation.
Réintégré dans sa compagnie, et après avoir été salué de tout coeur et félicité d'avoir échappé à la mort, Jimmie se mit avec fermeté à potasser les exercices et entraînements spirituels, alors que son bataillon se trouvait au repos, à l'arrière des lignes.
La besogne courante, quotidienne de la vie à l'armée, le contact constant avec ses hommes et ses camarades officiers, de qui il était très aimé, eurent une tendance à atténuer son enthousiasme. Les pensées ordinaires et prosaïques usurpèrent la place des aspirations nobles, des idéaux élevés qui avaient vibré en lui. La réminiscence de son voyage au Pays des Morts Vivants commença à s'atténuer. Des devoirs pressants, urgents, occupèrent tout son temps. Lorsque finissaient les exercices d'entraînement, il se sentait fatigué et volontairement, se laissait entraîner à aller avec les autres faire une visite au mess ou autre lieu de divertissement. Chaque fois, il essayait de tranquilliser sa conscience avec la promesse qu'il ferait quelque chose aussitôt qu'il se sentirait bien reposé.
Entre-temps, comme il l'avait promis, il continua de pratiquer le petit exercice si naïvement simple que Mr. Campion lui avait enseigné, et qu'il renouvelait chaque soir avec la régularité d'une horloge. Malgré tout, il ne pouvait comprendre comment une chose si ridiculement élémentaire pouvait avoir grand effet sur lui. Il se mit à croire que la raison devait donner tort à Mr. Campion, autrement, comment se faisait-il que cet exercice fut si peu connu? Pourquoi aussi n'était-il pas enseigné par les ministres des différentes Eglises? Il savait que certaines critiques qu'on leur faisait étaient méritées, mais il voyait que, dans l'ensemble, ces ministres du culte étaient honnêtes, consciencieux, faisant de leur mieux selon leur lumière spirituelle. Pourquoi, alors, ne connaissaient-ils pas ce détail aussi simple?
Un jour qu'il écrivait dans un coin du mess, se trouvait à ses côté un pasteur trop zélé, faisant des reproches à un petit groupe de soldats qui négligeaient d'assister au service religieux. Ces hommes avaient été à la bataille, ils avaient vu leurs camarades mourir, blessés, réduits en poussière, gazés, haletants, respirant avec effort, n'arrivant pas à remplir d'air leurs poumons ensanglantés. Ces hommes avaient vu leurs amis, jeunes, braves, pleins d'allant, mourir brusquement, et l'effet de telles expériences avait modifié leur attitude envers la grande énigme de la vie, rendant cette attitude plus ouverte, plus profonde ou plus élevée, la modifiant de toute manière.
Le pasteur s'était justement exalté, rempli d'un zèle ardent pour sauver les âmes de ces pauvres hommes égarés dans cette lutte sans merci, espérant enlever la torche du brasier. Ils devaient faire leur salut. Ils devaient accepter le Christ, sinon ils brûleraient éternellement en enfer comme enfants du diable. Ils devaient se convertir, recevoir la Grâce avant que ce ne soit trop tard. L'abîme s'ouvrait largement pour eux, avec ses feux éternels, et...
- Au diable cette idée d'enfer!
Cette interruption, faite par une voix impatiente attira l'attention de Jimmie, qui se tourna avec intérêt du côté du personnage.