AU PAYS DES MORTS VIVANTS

Une Histoire Occulte

par

Prentiss Tucker



CHAPITRE VI - LES IDÉES D'UN SOLDAT AMÉRICAIN SUR LA RELIGION - page 109 à 130

Le ton de voix de l'interrupteur intrigua encore plus Jimmie qui écouta attentivement.

- Que...que voulez-vous dire? balbutia le pasteur, choqué.

- Simplement ceci. Que pensez-vous de ce feu éternel? Ce n'est pas logique et ne se trouve pas dans les Ecritures, pas plus que dans la Bible, et ce n'est pas Chrétien. Le Dieu qui agirait de la manière que vous décrivez serait un démon et non pas un Dieu.

Celui qui parlait ainsi était un garçon grand et mince. L'intervalle de silence causé par la stupéfaction du pasteur horrifié, qui réellement n'en pouvait croire ses oreilles, et était devenu comme frappé de mutisme, donna à Jimmie le temps de jeter un coup d'oeil sur le groupe avant que le garçon continue:

- De toute façon, qui est Dieu?

- Qui est Dieu? Qui est Dieu? Oh! mon pauvre frère! Pouvez-vous être si ignorant pour me poser une telle question?

- Vous voyez que je le suis. Vous avez l'air de connaître un tas de choses sur Lui; en tout cas, vous en avez la prétention. Or, dites-moi exactement qui Il est, et quelle est Son oeuvre?

- Qui Il est! Qui Il est! Mais il gouverne le monde avec une baguette de fer et le façonne comme le potier modèle les contours d'un vase. Il vous a créé et livra son Fils unique à la mort pour vous sauver de la damnation éternelle, et vous me demandez qui Il est!

Ecoutez-moi, pasteur. Je ne songe pas à être désobligeant ni irrévérencieux, mais j'ai subi cet enfer, là-bas, et j'ai vu mon camarade, le garçon le plus chic, le plus brave des hommes - ici, il se tourna, comme s'il défiait qui que ce soit de le désapprouver - le plus brave homme ayant jamais vécu. Je l'ai vu renversé par un obus qui lui coupa les deux jambes; il mourut là, dans mes bras. La chance lui a fait défaut. Oui, je l'ai vu mourir, j'ai décidé d'aller chez lui (si toutefois je suis encore vivant lorsque cette guerre sera finie) et de raconter à sa femme ainsi qu'à sa mère comment il mourut. Et vous me racontez que Dieu a créé le monde et qu'Il le gouverne, et Il permet la guerre! Pourquoi ne l'arrête-t-Il pas? S'Il est si grand et si saint que vous le prétendez, pourquoi n'arrête-t-Il pas les hommes qui déclenchèrent cette atrocité?

- Mon pauvre, pauvre frère! Dieu ne permit pas cette guerre. C'est le diable, ce grand adversaire qui la provoqua!

- Alors, Dieu ne gouverne pas le monde! Il nous a créés, mais en a fait une si pauvre chose qu'Il a dû envoyer Son Fils unique mourir pour nous sauver, et encore n'en a-t-Il sauvé que quelques-uns. Vous reconnaissez vous-même que la majorité s'en va en enfer. Je vous l'ai entendu affirmer lorsque vous décriviez le grand et facile chemin qui mène à la destruction.

- Mais, mon frère, tout ceci se trouve dans la Bible. Avez-vous l'intention de nier la parole de Dieu?

- Je ne sais pas au juste ce que je renie, mais je ne crois pas que la Bible affirme cela. Je crois que vous puisez dans la Bible tout juste ce que vous désirez y voir, et non pas ce que la Bible désir vous expliquer. Or, écoutez-moi un moment, et dites-moi si je me trompe. Dieu est tout puissant, est-ce bien cela?

- Oui, oui, Il l'est, et...

- Attendez une minute, pasteur, j'ai le droit de parler à mon tour, maintenant, car je cherche la vérité si possible. Or, je reprends, Dieu est tout puissant, ce qui signifie qu'Il est capable de faire toutes choses?

- En effet.

- Et j'ai entendu dire qu'Il était omnipotent?

- Oui.

- Cela signifie qu'Il est tout-puissant, mais cela signifie encore davantage, également.

- Hé! vous êtes un véritable avocat! dit un soldat du petit groupe.

- En effet, j'ai beaucoup étudié le droit et l'ai pratiqué quelque peu, mais je ne me suis jamais entraîné à ce genre de discussion.

- A présent, mon frère, permettez-moi de vous donner à lire quelques brochures.

- Non, pasteur. Je ne désire pas lire vos brochures. Toutes ne font qu'éviter les grandes questions. Vous avez commencé cette conversation. Ayez le courage d'aller jusqu'au bout comme un homme qui désire voir clair, car je n'essaie pas de faire tort à la religion. Je cherche réellement et honnêtement la lumière, mais il me faut une lumière vraie, celle du Soleil, et non pas celle d'une chandelle. Je désire la Vérité. J'ai été en enfer dans ces tranchées, je me suis trouvé face à face avec la mort ainsi que tous ceux qui sont ici, et nous recherchons une réelle vérité des faits, une vérité sincère, non pas faussée. Or, j'ai le droit de vous dire, pasteur, que mon bonheur éternel est aussi valable pour moi que le vôtre l'est pour vous. Je n'ai aucune intention de vous choquer. Je désire la vérité, ainsi que la désirent tous ces garçons.

- Mais, frère, je vous ai déclaré: acceptez le Christ, endossez l'armure des Evangiles, et vous résisterez à toutes les embûches de l'ennemi.

- Vous voilà, pasteur, en train d'éviter les questions finales qui sont: Qui est Dieu, pourquoi nous a-t-Il créés, pourquoi a-t-Il permis cette guerre?

- Oh! mais, vous êtes dans l'erreur. Il ne l'a pas permise. C'est contre Sa volonté.

- Contre Sa volonté et Il est omnipotent? Non, pasteur, il faut nous donner une autre raison.

- Mais, je vous le répète, frère, vous devez venir humblement vers le trône de Grâce. Acceptez le Christ avec droiture et cordialité et malgré tout vous serez sauvé.

Le soldat regarda le ministre pendant un instant, soupira et s'en alla.

- Cela se termine toujours de la même façon, dit-il à un autre du groupe, je n'ai jamais connu de pasteur qui puisse donner une explication plausible dans une discussion avec quelqu'un désirant connaître la vérité vraie, si elle existe. Ils vous échappent et s'esquivent toujours. Ainsi fait ce pasteur, fit-il, et il sortit.

Rapidement, Jimmie plia sa lettre, la fourra dans sa poche, et suivit le soldat. C'était peut-être une occasion de commencer ici son grand travail. Le Frère Aîné lui avait dit que ce travail ne lui serait pas imposé, mais qu'on lui donnerait diverses occasions d'agir, s'il était assidu. Il rejoignit l'homme qui le salua tranquillement, et se mit à marcher à ses côtés.

- J'ai entendu une partie de votre conversation avec le pasteur, et je voudrais savoir si, réellement, vous voulez ardemment connaître la vérité comme vous l'avez affirmé.

- Certainement, lieutenant, mais je ne puis jamais rencontrer un ministre qui puisse répondre aux questions que je désire lui poser, quoiqu'elles me semblent raisonnables à mon point de vue.

- Je crois pouvoir répondre à vos questions. Permettez-moi de prendre la place du pasteur et de toute façon, je crois que nous pourrons prendre plaisir à l'entretien.

- Très bien, Monsieur, dit le soldat d'un ton résigné. Jimmie comprit la situation. Le soldat avait dit vrai en disant qu'il désirait la lumière, mais il était ennuyé à l'idée qu'un si jeune lieutenant s'accapare du loisir déjà si restreint d'un soldat fatigué, pour poursuivre une discussion inutile sur un sujet dont il devait être complètement ignorant. Le soldat avait fréquemment demandé d'être éclairé par l'aumônier, et il n'avait jamais reçu que des réponses obscures. La prétention de ce lieutenant de posséder ce qu'aucun des ministres ne connaissait, ressemblait à celle d'un écolier offrant d'enseigner au général les rudiments de la stratégie. Cependant, le soldat était de bonne volonté et se décida d'endurer pendant quelques minutes cet entretien, question de savoir ce que le lieutenant avait à lui dire.

Après un silence assez embarrassant, Jimmie prit la parole:

- Vous savez, j'avais pitié de ce pauvre pasteur tout à l'heure. Vous lui posiez des questions bien ardues.

Le soldat se mit à rire:

- Il était quelque peu interdit et fâché de ne pouvoir répondre.

- Evidemment, les réponses étaient très simples.

- Je désire que vous me les donniez.

- Bon, posez des questions.

- Y a-t-il une vie après la mort?

- Oui.

- Comment le savez-vous?

- Parce que j'y suis allé et en suis revenu.

- Vous avez rêvé peut-être; mais en voici une autre: comment savez-vous que vous avez été là-bas, et que vous en êtes revenu?

- Je puis vous répondre. J'ai été de l'autre côté, j'en suis revenu, et je le sais parce que j'ai vu et parlé à des gens connus de moi dans la vie terrestre, de plus, j'ai conversé avec un homme qui se trouvait là et que je n'avais jamais connu précédemment. Il n'était pas encore débarrassé de son corps, et en suivant ses instructions, je l'ai revu plus tard dans ce corps physique. Mais je comprends très bien que ce qui est une preuve pour moi n'en est pas une pour vous, car vous n'avez pour gage que ma parole. Même si vous me connaissiez mieux et n'aviez aucun doute de ce que je vous dis, il y aurait encore, cependant, possibilité d'erreurs de jugement. Aussi, pour parler franc, il n'y a pas pour vous de preuves, excepté celles de vos propres expériences. Mais, il y a des preuves secondaires, des évidences de circonstances, pourrait-on dire, qui seraient dix fois plus convaincantes que tout ce que je pourrais vous affirmer, même si vous ne doutiez pas de mes paroles.

- Que voulez-vous dire?

- Voici: on vous a dit depuis votre jeune âge qu'il y avait un Dieu, qu'Il était la sagesse même, la connaissance, l'amour, etc...Or, vous voyez dans ce monde qui vous entoure, certains faits qu'il vous est difficile de concilier avec une telle idée de Dieu. Vous voyez l'injustice, la misère, la guerre, la souffrance, la tristesse, la séparation, vous voyez certaines gens ayant de la chance tout au long de leur vie, tandis que d'autres sont malchanceux quoique n'ayant commis aucune faute. Vous voyez toutes ces choses, et naturellement, vous désirez savoir pourquoi elles existent dans un monde créé par un Etre dont le nom est Amour. Vu que ces choses existent et ne sont nullement l'évidence de l'amour, vous prétendez que Dieu n'existe pas, ou alors qu'Il lui manque certains attributs que vous lui avez toujours prêtés, ou enfin qu'il y a un Pouvoir Rival des ténèbres, à peu près sinon aussi puissant que Dieu, Est-ce bien cela?

- C'est exactement mon idée, Lieutenant.

- Vous demandez la raison pour laquelle de telles choses sont permises dans ce monde, et vous ne recevez pour toute réponse que des platitudes qui vous montrent que les hommes supposés les mieux instruits sur les choses de Dieu sont aussi ignorants que vous-même, mais n'ont pas toujours l'honnêteté de l'admettre. Ils croient à certaines choses, pour vous insuffisantes, et ils désirent que vous ayez exactement les mêmes croyances, mais sont incapables de répondre à une seule de vos questions, et ils se fâchent même de vous les voir poser. Cependant, tout cela devient clair comme le jour, si vous réalisez que nous sommes tous des esprits qui évoluent, des parties de Dieu tout comme le déclare la Bible, qui grandissent en expérience, connaissance et pouvoir, en vivant de nombreuses vies sur la terre, l'une après l'autre. Nous sommes assujettis à deux grandes lois, premièrement à celle de renaissance, c'est-à-dire à celle des renaissances nous ramenant toujours et encore sur le plan physique, deuxièmement celle des conséquences, qui décrète que nous récoltons tout juste ce que nous avons semé, comme la Bible nous l'enseigne. Dans l'intervalle de chacune de nos vies sur terre, nous sommes dans un autre état de conscience durant lequel l'expérience de la vie qui vient de se terminer est incorporée à notre esprit en tant que conscience. Le péché est le résultat de l'ignorance des lois de Dieu, et les souffrances qui en découlent instruisent à la longue sur la manière d'obéir à ces lois, tout à fait comme l'enfant qui s'est brûlé le doigt apprend à éviter de toucher un fourneau brûlant. D'autres êtres sont heureux parce qu'ils ont progressé davantage sur le sentier de l'évolution, ont appris plus de leçons, et sont ainsi devenus capables de vivre mieux en accord avec la loi de Dieu. Certains sont malheureux parce qu'ils ont mal agi dans des vies passées et se sont créé par là des dettes; ou plutôt parce qu'ils n'ont pas suffisamment progressé sur le sentier de l'évolution, et ne se sont, par conséquent, pas encore libérés d'autant de dettes que les autres, car personne dans le monde de Dieu n'est appelé à souffrir, à moins qu'il ne l'ai mérité par les actes de son passé; mais vous devez vous rappeler que le passé s'étend sur des centaines de vies. Dans le grand plan de l'évolution humaine, il est des tournants où une aide supplémentaire est donnée. Cette guerre est l'un de ces moments décisifs et elle fut permise parce que la race humaine s'embourbait dans le matérialisme, et il fallait un grand choc pour tourner à nouveau la pensée de l'humanité vers la seule chose réelle dans le monde: l'étude des lois divines, et les efforts pour y obéir. Et jamais, les lois de Dieu ne furent mieux résumées que par le Christ lorsqu'Il dit d'aimer Dieu par dessus tout et son prochain comme soi-même. Me suis-je bien fait comprendre?

- O-u-i, mais si j'ai vécu précédemment, pourquoi ne puis-je m'en souvenir?

- Et bien! les causes qui vous empêchent de vous souvenir de vos vies passées sont complexes, et il me faudrait beaucoup de temps pour vous les expliquer. Mais, le fait est qu'il s'agit d'une précaution charitable de la nature; car si vous vous rappeliez vraiment toutes vos vies passées, vous ne pourriez plus avancer, car les anciennes sympathies et haines d'autrefois vous force raient à commettre de mauvaises actions. Un écolier utilisera une ardoise jusqu'à ce qu'il ait dépassé le stade tout à fait primaire et qu'il ne se trompe plus dans la formation des chiffres. Plus tard, il emploiera un crayon et du papier, ensuite de l'encre. Il en est de même pour nous. Lorsque nous apprenons à vivre avec droiture, et commettons moins d'erreurs, lorsque nous sommes libérés de la passion et de la haine, de l'orgueil et de la vengeance, nous nous souviendrons de nos vies passées.

- Tout cela est bel et bien, mais je ne vois pas la raison pour laquelle je ne puis me souvenir d'avoir vécu précédemment.

- Pensez-y et peut-être la lumière vous sera-t-elle donnée.

Jimmie estima qu'il était mieux d'abandonner le sujet et il quitta l'homme qui continua son chemin. Il était désappointé car, dans son enthousiasme, ce manque de compréhension d'une chose si claire était quelque peu décourageant. Il n'avait pas compris que chacun de nous a ses limitations, et que les limitations d'une personne sont à une distance du centre, qui est différente de celle d'une autre personne. Un grand cercle peut en contenir un plus petit, et peut le comprendre ainsi que l'espace contenu au-delà de celui-ci, mais le petit cercle ne peut contenir le grand, jusqu'au jour où, mis en présence de cercles encore plus petits que lui, il apprendra à raisonner sur le fait qu'il peut y avoir quelque chose au-delà de ses propres limitations. Il nous est facile de constater les limitations des autres, mais il nous est bien difficile de voir les nôtres, jusqu'à ce que nous ayons appris à ôter la poutre qui est dans notre oeil, avant de vouloir enlever la paille se trouvant dans celui du prochain.

Dès lors, Jimmie eut à mener un genre de vie ne lui offrant que bien peu de temps pour ce travail si particulier qu'il était si désireux de poursuivre. Son régiment fut renvoyé aux tranchées, la vie intense et le peu de repos dont il pouvait disposer empêchaient ses efforts pour son propre avancement. Il s'arrangea cependant pour continuer le simple exercice que lui avait donné Mr. Campion, et n'oublia pas non plus de dire quelques mots sur la vie supérieure, lorsque l'occasion se présentait. Mais à cause de la fièvre de la bataille en cours, son attention se porta entièrement sur ses devoirs de soldat, car son régiment était réuni maintenant à un contingent de l'armée Britannique occupé à repousser l'avance Allemande du printemps 1918. Son avenir était entre des mains plus puissantes que les siennes, et un jour, dans une charge pour reprendre une tranchée, il reçut une balle dans le bras droit, et fut renvoyé à l'hôpital, à l'arrière, vexé de sa malchance.

Dans cet établissement, point de Louise, hélas! Tout juste laissa-t-on assez de temps à sa blessure pour lui permettre de se cicatriser, et il reçut l'ordre de retourner en Amérique, avec mission d'instruire les jeunes recrues dans les camps d'entraînement. Il essaya en vain d'obtenir une permission de courte durée afin de rechercher Miss Clayton, mais la situation était pressante et les ordres péremptoires. Il écrivit une lettre désespérée à Mr. Campion, mais ne reçut aucune réponse, et se vit contraint de monter à bord avec un petit contingent d'hommes blessés, abandonnant son grand travail inachevé, ainsi que Louise et Mr. Campion en France, tandis que ses camarades continuaient à se battre pour retenir le flot gris de l'envahisseur, et qu'il se sentait en parfaite santé, obligé cependant de retourner au pays avant la victoire et la cessation des hostilités.

Combien amère fut ce départ! Il laissait derrière lui, en France, la Grande Guerre à laquelle il aurait voulu encore prendre part, la jeune fille qu'il s'était mis à aimer, et le seul homme qui pouvait le guider dans la grande oeuvre qu'il avait vaguement pressentie. Il laissait derrière lui toutes les grandes activités qui étaient entrées dans sa vie, qui avaient si complètement changé celle-ci, et tout cela, pourquoi? Pour une sécurité qu'il dédaignait, un travail que d'autres auraient pu faire mieux que lui, une vie dont la facilité n'était pas désirée, et surtout avec le sentiment poignant de s'éloigner de ceux dont il désirait se rapprocher.

Jimmie s'embarqua ayant au coeur un sentiment d'injustice et de calamité. Son bras le fit souffrir considérablement, et il le portait en écharpe la plupart du temps; cependant, il savait bien qu'au front il aurait à peine senti la douleur. A présent, les moindres choses l'ennuyaient, et la plus insignifiante bagatelle lui semblait importante. S'il ne devint pas maussade, c'est qu'il avait des dispositions d'esprit plutôt gaies, quoique moins joyeuses, en ce moment. Il passait le plus clair de son temps dans sa cabine, et généralement on supposait autour de lui qu'il souffrait plus de sa commotion d'obus que de sa blessure au bras. Comme la commotion est un cas particulier et que les suites se manifestent de mille manières, ses petits travers, quoique prêtant parfois à la critique, étaient supportés avec humour.

Depuis quarante-huit heures, le bateau était en pleine mer, et ce fut très tard dans la soirée du troisième jour, bien après que la nuit fut tombée, que Jimmie monta sur le pont, seul, et contempla la mer d'un air songeur et triste. La lune se levait ne donnant pas assez de lumière pour atténuer la beauté des étoiles amies. La brise soufflait doucement du sud, et le grand navire se frayait un chemin à travers l'obscurité, aucune lueur n'indiquait sa marche. Il s'élevait lentement, majestueusement, sur les flots, avec une grande dignité, comme s'il avait quelque sentiment de son existence et de la valeur des passagers qui lui étaient confiés.

Jimmie, appuyé au bastingage, respirait profondément cet air salin, si rafraîchissant et si pur, comparé aux vapeurs souillées de haine du "no man's land". Il contemplait chacune des vagues qui venaient se briser contre les flancs du vaisseau, le soulevant avec légèreté, comme si ce poids de milliers de tonnes n'était pour elles qu'un simple jouet. La vue de ce pouvoir formidable rendit à Jimmie, en ce moment triste et désappointé, un peu de calme et de repos, et lorsqu'il détacha son regard de l'océan, pour le reporter sur le ciel et ses étoiles scintillantes dans l'espace, brillant de tout l'éclat dont elles avaient autrefois resplendi pour Colomb et les marins de la flotte Espagnole, de même que pour Rome ou Carthage, Babylone et Baalbec, les constructeurs des pyramides ainsi que les armées et flottes de l'antique Atlantide, il sentit pénétrer en lui une perception nette de ce Pouvoir grandiose qui attestait ce grand Etre, dont le but majestueux ne pouvait être contrecarré de la largeur d'un cheveu, même par le soulèvement de tous les peuples du globe.

Jimmie évoqua l'histoire, se fit une image des scènes si variées de la vie, des guerres, famines, combats, meurtres, morts subites, vies tranquilles de peuples inconnus, amours et haines d'hommes et de femmes morts il y a mille ou dix mille ans, et sur lesquels ces mêmes étoiles avaient brillé avec la même quiétude, attendant patiemment le développement du grand Plan de Dieu.

En revoyant ces tableaux du passé, il lui semblait que le monde, en traversant l'espace, laissait derrière lui comme un brouillard de fumée visible seulement à l'oeil spirituel, les prières et les larmes de toute l'humanité, les cris de douleur des blessés, des mourants sur tous les champs de bataille, depuis les débuts de l'Histoire, les appels à la pitié, l'agonie du désespoir, la lutte des nations, l'élévation des races et leur chute, le cri des affamés, tout cela uni dans une même nuée noire, se déroulant jusqu'au Trône de Dieu. Et par dessus tout, résonnait l'appel désespérant: Pourquoi?

Il songea ensuite à sa place infime dans ce Drame puissant, comment il avait été protégé et instruit un tant soi peu sur ce grand Plan, comment un coin de ce sombre Voile avait été soulevé un instant pour qu'il puisse y jeter un coup d'oeil, et sache comment aider les moins favorisés que lui.

De quelle manière avait-il accompli sa mission? Qu'avait-il fait jusque là? Dans sa conversation avec l'homme du mess, à quoi avait-il abouti? A rien.

Sa conscience le troublait; cependant, après tout, que pouvait-il faire avec de simples paroles? Il se rendait bien compte que ce problème était bien trop important pour être résolu par un élan d'enthousiasme, quelle que soit son ardeur. Il fallait compter plutôt sur l'oeuvre tranquille, constante du temps, infatigable, inflexible, jamais rebuté par l'échec, recherchant toutes les opportunités, et satisfait si, de temps en temps, une personne peut être aidée si peu que ce soit. Alors, sans doute, après la guerre, pourra-t-il retourner à Paris, y revoir Mr. Campion, cet homme sage, le Frère Aîné, et apprendre de lui comment se préparer pour la grande oeuvre.

Et comme sa pensée s'affermissait dans cette résolution de "continuer", même si la tâche pouvait paraître sans espoir, le calme des grands astres emplit son coeur, et il reprit le chemin de sa cabine avec l'intention d'écrire quelques mots à Louise qu'il lui expédierait aussitôt débarqué.

Fermant soigneusement sa porte, avant de faire de la lumière, privilège réservé aux seuls officiers, car elle devait être parfaitement camouflée, afin de ne pas donner l'éveil aux sous-marins ennemis, son esprit était encore sous le charme des étoiles, de la mer, et bien en harmonie avec la décision d'être jugé digne, un jour, de la confiance qu'on lui avait accordée, de montrer à Mr. Campion, si jamais il lui était donné de revoir ce gentleman, qu'il ne serait pas un élève tout à fait indigne.

Mais il n'était nullement préparé au choc qu'il ressentit lorsqu'il se retourna. Assis tranquillement, sur l'unique chaise de sa cabine, comme si sa présence était la chose la plus naturelle au monde, se trouvait l'homme à qui Jimmie venait précisément de songer: Mr. Campion.

Jimmie sursauta, balbutia un "Mais..." et tendit la main à son visiteur inattendu. Son étonnement était si grand qu'il ne put prononcer d'autres paroles. Mais Mr. Campion ne lui serra pas la main, et il lui fit signe avec un sourire de s'asseoir au bord de sa couchette.

- Ici, je ne suis pas dans mon corps physique, de sorte que je ne puis vous serrer la main, mais je suis heureux de voir que vous me distinguez si nettement. Je suis venu vous chercher pour faire une petite excursion, si vous n'êtes pas effrayé de vous y aventurer, et comme nous n'avons que peu de temps, veuillez bien vous étendre sur votre couchette et vous endormir, et nous partirons immédiatement.

Jimmie aurait pu poser quelques questions ou exprimer une certaine crainte, mais Mr. Campion avait utilisé la phrase "Si cela ne vous effraie pas...". Après cet appel, il senti que, pour un officier de l'armée Américaine, une reculade ne serait pas de mise. De sorte qu'il éteignit rapidement la lumière, s'allongeant confortablement, puis en un rien de temps, il se trouva debout, regardant son corps étendu, et toute la cabine complètement visible comme en plein jour. Mr. Campion ne sentant plus le besoin d'éviter le contact physique, se tenait à ses côtés, une main posée sur son épaule.

- Voici votre première sortie consciente du corps, et vous ne devez craindre aucunement de ne pas retrouver le bateau ou qu'il arrive quoi que ce soit pendant votre absence. Donnez-moi la main, ayez une confiance absolue en moi et quoi que vous voyiez, ne vous laissez pas aller à la crainte. Venez.

Ils s'élancèrent en avant, à travers la coque du navire, planant quelques instants au-dessus des mâts, contemplant le bateau, superbe à voir lorsqu'il plongeait à travers le roulis des vagues; ce spectacle était visible à leurs yeux éthériques.

En dépit des assurances que lui avait données Mr. Campion, Jimmie se sentait un peu effrayé. Là gisait son corps couché dans sa cabine, assurément suffisamment protégé, et s'en allant d'un côté, tandis que lui partait d'un autre. Le temps était calme, mais les conditions atmosphériques n'étaient pour rien dans l'allure rapide du navire non éclairé. Supposez qu'un sous-marin... non, il n'y penserait pas. Bien souvent, Jimmie avait franchi la tranchée pour partir à l'assaut, mais jamais sans avoir peur, pourtant quiconque l'observait n'aurait pu dire que le Lieutenant Westman n'était pas courageux. Il avait le vrai courage de faire son devoir, bien que dominé par la crainte de ne pas agir avec assez de maîtrise de soi. Il avait entendu trop d'hommes braves admettre une peur constante pour être honteux d'y être lui-même accessible. Il eut été gêné de montrer qu'il avait peur, ce que, d'ailleurs, il ne fit jamais. Il décida donc que cette expérience ne l'entraînerait, en aucun cas, à manifester ses appréhensions, aussi se détourna-t-il du bateau, et regarda-t-il son guide en souriant, prêt à toute éventualité.



Chapitre 7
Table des Matières