CHAPITRE 12 - GETHSÉMANÉ, LE JARDIN DE L'AFFLICTION
"Après avoir chanté l'hymne, ils s'en allèrent au Mont des Oliviers. Alors Jésus leur dit: Cette nuit, je serai pour vous tous une occasion de chute, car il est écrit: Je frapperai le berger, et les brebis seront dispersées. Mais après avoir été ressuscité, je vous précéderai en Galilée (Matthieu 26:31-32).
"Mais Pierre lui dit: Quand tu serais pour tous une occasion de chute, tu ne le seras jamais pour moi.
"Et Jésus lui dit: Je te le dis en vérité, aujourd'hui, cette nuit même, avant que le coq chante deux fois, tu me renieras trois fois.
"Mais Pierre reprit plus fortement: Quand il me faudrait mourir avec toi, je ne te renierai pas. Et tous dirent de même.
"Ils arrivèrent à un endroit appelé Gethsémané, et il dit à ses disciples: Asseyez-vous ici pendant que je prierai. Il prit avec lui Pierre, Jacques et Jean, et il commença à sentir de l'effroi et de l'angoisse. Et il leur dit: Mon âme est triste jusqu'à la mort; restez et veillez.
"S'étant un peu avancé, il se jeta contre terre, et il priait que cette heure, s'il pouvait, s'éloigne de lui. Et il
dit: Abba (Père) tout t'est possible, éloigne de moi ce calice; néanmoins, qu'il en soit fait, non pas selon ma volonté, mais selon la tienne. Il vint ensuite vers ses disciples qu'il trouva endormis, et il dit à Pierre: Simon, dors-tu? N'as-tu pas pu veiller une heure? Veillez et priez, afin que vous ne tombiez pas en tentation. L'esprit est bien disposé, mais la chair est faible." (Marc 14:26-38)
Dans ce récit se trouve esquissée, sous une forme spirituelle, une des épreuves les plus douloureuses et les plus pénibles du mystique chrétien. Pendant toutes ses expériences antérieures, il a erré sans but déterminé, inconscient du fait qu'il était sur le Sentier, lequel, suivi avec persistance, mène à un terme défini, cependant qu'il était toujours attentif au moindre soupir de toute âme souffrante. Il a concentré tous ses efforts sur l'allègement des peines physiques, morales et mentales; il a été secourable dans toute la mesure du possible; il a enseigné l'évangile de l'amour: "Tu aimeras ton prochain comme toi-même". Il a été un exemple vivant pour tous dans la pratique de ce précepte, aussi a-t-il attiré à lui un groupe d'amis qu'il aime de l'affection la plus tendre. Il a donc enseigné et servi généreusement jusqu'au lavement des pieds. Mais pendant cette période de service, il s'est tellement imprégné de la souffrance du monde qu'il l'a connaît comme nul autre et qu'il est, en vérité, un homme d'affliction.
C'est là une expérience très spéciale dans le développement du mystique chrétien, et une des épreuves les plus importantes dans ses progrès spirituels. Tant que le récit des ennuis des autres nous importune, que nous évitons de prêter l'oreille à leurs infortunes, nous sommes loin du Sentier. Même lorsque, nous étant disciplinés de manière à cacher notre indifférence, nous proférons du bout des lèvres quelques mots de sympathie qui paraissent insipides à celui qui souffre, nous ne gagnons rien en croissance de l'âme. Il est absolument essentiel que le mystique chrétien soit tellement à l'unisson des souffrances du monde qu'il en sente toute l'angoisse et la garde en son coeur.
Lorsque Parsifal, se tenant dans le Temple du Saint-Graal, vit la souffrance d'Amfortas, il demeura muet de sympathie et de compassion, longtemps après son départ, et il était incapable de répondre aux questions de Gurnemanz. Ce fut une profonde commisération qui le poussa à chercher la Lance qui devait guérir le roi déchu du saint Ordre; ce fut la douleur d'Amfortas, ressentie par sympathie en son coeur, qui maintint fermement Parsifal sur le chemin de la vertu lorsque la tentation était la plus forte . Ce fut cette profonde douleur, causée par la compassion, qui le pressa, pendant de longues années, à retrouver le roi souffrant du Graal, et le rendit capable de verser le baume de guérison sur sa blessure.
Les péripéties du mythe spirituel de Parsifal se rencontre dans la vie terrestre du mystique chrétien; il doit boire à grands traits à la coupe de la douleur, jusqu'à la lie, afin que par la souffrance croissante qui menace de faire éclater son coeur, il puisse se répandre sans compter, sans réserve, pour secourir et pour guérir. Alors Gethsémané, jardin de l'affliction, lui devient un lieu familier.
Pendant toutes les années d'abnégation de Jésus, le petit groupe de ses amis avait été sa seule consolation. Il avait appris à renoncer aux liens du sang: "Qui est ma mère? Qui est mon frère? Ceux qui font la volonté de mon Père". Bien qu'un véritable chrétien ne néglige pas ses obligations sociales et ne cesse de prodiguer l'amour à sa famille, les liens spirituels sont néanmoins les plus forts. La douleur suprême vient par eux; c'est par l'abandon des amis qu'il apprend à boire le calice jusqu'à la lie. Cependant, il ne s'en plaint pas; il les excuse par cette parole: "L'esprit est bien disposé, mais la chair est faible.", car il sait, par sa propre expérience, combien cela est vrai. Mais il se rend compte que, dans la suprême douleur, ils ne peuvent le réconforter, et il se tourne donc vers la seule source de consolation , notre Père Céleste . Il est arrivé au point où l'endurance humaine semble avoir atteint sa limite, et il prie qu'une épreuve plus grande lui soit épargnée, bien qu'avec une confiance aveugle en son Père, il se soumette à sa volonté et s'offre tout entier et sans réserve.
C'est le moment où le candidat comprend où il en est. Abandonné de tous, il éprouve pendant un instant l'horreur de la solitude, une des expériences les plus angoissantes qui puissent survenir dans la vie d'un être humain. Autour de lui, le monde entier s'assombrit. Il comprend que malgré tout le bien qu'il a fait ou voulu faire, les puissances des ténèbres cherchent à le faire périr, que la foule qui, hier, avait crié "Hosanna!" sera prête demain à vociférer "Crucifie-le!" Ses parents et ses amis ont fui, peut- être même déjà prêts à le renier.
C'est en atteignant le faîte de la douleur que nous sommes le plus près du trône de la grâce. L'agonie, la tristesse, la douleur et la souffrance endurées par le mystique chrétien sont plus précieuses que toutes les richesses, car lorsqu'il a perdu tout contact avec son entourage, qu'il s'est donné entièrement au Père, une transmutation s'accomplit; la douleur se change en compassion, l'unique pouvoir au monde capable de fortifier une âme prête à gravir la colline du Golgotha et à donner sa vie pour l'humanité, non par une mort physique, mais par un vivant sacrifice , s'élevant lui-même en élevant les autres.